Comptes rendus
Matthieu Guillot : Conflits de l’oreille et de l’œil dans l’œuvre musicale PDF Imprimer
Écrit par Marie-Pierre Lassus   
Samedi, 01 Mai 2021 14:39

Matthieu Guillot

Conflits de l’oreille et de l’œil dans l’œuvre musicale

L’écoute intériorisée

Aix-Marseille, Presses Universitaires de Provence, 2021.

 

L’essai de Matthieu Guillot est d’une grande richesse. Il sollicite les travaux de musicologues, philosophes, sociologues, historiens et artistes en tous genres (musiciens, écrivains, poètes, peintres, danseurs) afin d’apporter un éclairage nouveau sur la question de l’écoute musicale et de sa véritable nature ; une question pertinente aujourd’hui où l’on ne fait plus que regarder la musique, passée du statut du son à celui d’image (cf. les clips video, qui ont envahi les écrans). La coller ainsi au regard c’est la trahir (p. 86) car la musique passe par les oreilles et non par les yeux comme le rappelle Iannis Xenakis invitant à  « fermer les yeux » au concert ; remarque étrange de la part de ce musicien-architecte qui a conçu des dispositifs multi-media avec son, video et lumière (notamment dans ses 5 Polytopes, 1967-1978), réalisant ainsi la synthèse entre musique (art du temps) et architecture (art de l’espace), deux arts a priori opposés et devenus chez lui complémentaires. L’idée que « l’espace tient du temps comprimé / L’espace sert à ça » affirme Bachelard) et qu’il n’y a pas d’espace sans musique, cette matière vibrante, a fécondé la nouvelle musique du XXème siècle, initiée par Debussy et incarnée, entre autres, par Edgar Varèse (cf. son Poème électronique fruit de sa collaboration avec Le Corbusier) le défenseur d’une musique qui s’écoute et ne se voit pas

Ce n’est pas tant la relation entre musique et espace qui est discutée dans ce livre que celle, conflictuelle, entre un pouvoir écouter conférant à l‘oreille toute la capacité (E. Varèse) et un savoir écouter qui mobilise l’œil à des fins de compréhension de la musique (I. Stravinski). Mais celle-ci a-t-elle besoin d’être comprise ? Ce n’est pas l’avis du compositeur russe Arthur Lourié pour qui la musique « a besoin d’être écoutée avec le cœur et l’âme » (121) car « sa profondeur fait appel à notre profondeur » ajoute V. Jankélévitch (30), enclin à déceler en elle une valeur spirituelle qui dépasse la simple aspiration à la connaissance induite par le fait de voir la musique jouée selon Stravinski.

En prenant pour référence ces deux compositeurs (Stravinski et Varèse) emblématiques de ce conflit entre le voir et l’entendre, l’auteur permet au lecteur de se repérer dans la réflexion qui ne se réduit pas cependant à une « bipolarité tranchée » (127) mais s’oriente vers un dépassement du problème que M. Guillot a fort bien saisi et qui fait l’originalité de sa démarche.

Car si la musique doit être considérée comme un « bonheur d’aveugles » comme l’assure Ernst Bloch (cité p. 36) dont la philosophie musicale a nourri la pensée de l’auteur avec celle de Jean-Luc Evard (sociologue et historien auquel ce livre est dédié) pendant qu’on écoute les yeux fermés on ne cesse pas de voir ni de sentir « on a aussi une certaine saveur dans la bouche ou des sensations épidermiques » comme l’a fait observer Salvatore Sciarrino, partisan de la musique acousmatique (63) (cf. son opéra Lohengrin, 1984 qui se passe de toute représentation). On peut trouver en effet chez ce compositeur cité par M. Guillot, d’autres réflexions sur l’écoute musicale et sa finalité. Dans son livre (1998) il explique ainsi que les perceptions humaines agissant toutes simultanément, nous développons une sorte de sixième sens dans l’écoute, issu d’une interaction entre eux, l’un interférant dans l’autre et s’influençant réciproquement pour créer une manière de sentir unifiée, où le temps et l’espace ne sont pas séparés et dans laquelle le sonore se mêle au visible. Et il déplore que l’on n’apprenne pas aux musiciens cette façon d’écouter en s’appuyant sur une « polyphonie de l’esprit », une polysensorialité (repérée également par Enrique Vargas, le créateur du teatro de los sentidos (Barcelone) un théâtre fondé sur l’écoute de ce « sixième sens » les yeux fermés) capable de provoquer une expérience d’ouverture à une spatialité intérieure nouvelle. 

Cela rend caduque toute approche visant à isoler un sens plutôt qu’un autre car ne correspondant pas à ce qui est vécu dans la réalité concrète : il s’agit d’une construction de l’esprit pour les besoins de l’analyse n’ayant rien à voir avec l’expérience affective (au sens premier du terme) du sentir(e), mot qui en espagnol comme en italien signifie aussi « écouter ». Dans ces perspectives, la démarche de M. Guillot paraît suspecte : « Il faut isoler l’oreille de l’œil, affirme-t-il, car la musique ne souffre pas la vision. Elle fait même obstruction à son écoute (90), chez certains interprètes enclins à la prendre pour prétexte à se donner en spectacle au lieu de la servir en simple intermédiaire destiné à se faire oublier. C’est pourtant ce que fait le pianiste François-René Duchâble qui conçoit des dispositifs multi-media visant à rendre visible « l’élargissement sensoriel » provoqué par l’écoute corporelle de la musique, conçue comme un spectacle dans ses concerts où il réussit par là-même à se faire oublier. En insérant à la fin de son essai (annexe 2) les réflexions du pianiste recueillies lors d’un entretien où il soutient une thèse contraire à celle de M. Guillot, l’auteur témoigne de son ouverture d’esprit et de la difficulté à résoudre le mystère de l’écoute de la musique relevant selon lui d’un anti-spectacle (A. Malraux) qui subtilise le visible et le fait disparaître (p. 119). 

Le principe d’évasion qu’elle provoque pose une question fondamentale sur l’objet véritable de l’écoute comme le souligne avec raison M. Guillot en évoquant les pouvoirs de l’imagination qui, selon G. Bachelard, « invente de la vie nouvelle et ouvre des yeux qui ont des types nouveaux de vision » (19). Or, c’est précisément ce que refuse Stravinski pour qui la musique jouée in vivo, est destinée à être comprise par un auditeur auquel il demande de faire un effort de collaboration consciente et active en participant dans son écoute à la gestuelle des musiciens. 

On peut comprendre cet intérêt de Stravinsky pour le geste dont toute sa musique est imprégnée suite à son intérêt pour le genre du ballet. Les gestes des danseurs et des musiciens, l’écoute de leurs regards font partie de tout ce langage sensoriel qu’ils partagent entre eux pour mieux synchroniser leurs mouvements. Les voir permet au spectateur de participer à ce langage et d’en esquisser intérieurement les gestes. Ainsi se révèlent les affinités entre musique et danse, deux arts du mouvement (visible et invisible) créateurs d’une « musique des gestes » ayant suscité l’engouement des musiciens (M. de Falla, C. Debussy, E. Satie ou M. Ravel pour ne citer que les principaux) et des peintres (abstraits) du début du XXème siècle, trouvant dans le rythme, l’élément premier fondateur d’une langue primitive qui serait à la fois cri, geste, chant et danse. Mais qu’apporte la danse à la musique, la musique à la danse demande M. Guillot ? Cette question est abordée avec raison dans le chapitre final, même si le parti pris de ne considérer que le point de vue du psychanalyste P. Legendre, hostile à toute présence de la musique dans la danse est quelque peu réducteur. Qui a eu la chance de voir danser Jorge Donn dans le Boléro ne peut oublier cette révélation de la musique par la danse que d’autres philosophes n’ont pas manqué de signaler. Ainsi, selon E. Levinas « écouter de la musique est dans un sens se retenir de danser » car cela nous fait esquisser intérieurement des mouvements (« Le sujet qui voit est un être doué de mouvement » confirme E. Straus) révélant cet orchestre invisible que chacun possède en lui. Les neuroscientifiques n’ont pas manqué d’exploiter les bienfaits de cette musique intérieure, capable de remédier à des perturbations physiques et visibles de mouvements (O. Sacks Musicophilia, 2009) par le simple fait d’écouter. 

C’est que l’on entend autrement quand on ferme les yeux, à l’écoute des mouvements du fond obscur de l’être et de ses voix intérieures, témoignant d’un monde sonore que nous ne savons plus écouter aujourd’hui, absorbés (prisonniers ?) que nous sommes dans les images. Dire cela c’est s’engager sur un chemin peu emprunté par les musicologues car délicat à traiter par l’analyse scientifique, impuissante devant l’expérience (sensorielle et spirituelle). 

Raison pour laquelle Debussy affirmait : « Il faut débarrasser la musique de tout appareil scientifique… Il faut que la beauté soit sensible, qu’elle nous procure une jouissance immédiate ». Car pour lui aussi, la musique est faite pour les oreilles

L’œil et l’oreille seraient ainsi porteurs de deux logiques non seulement opposées mais étrangères l’une à l’autre (119). Mais il faut aller plus loin et considérer les conséquences de cette étrangeté qui conduit à deux philosophies radicalement différentes.  On peut trouver chez Platon (cf. la contemplation des idées) l’origine de cette habitude prise par les philosophes occidentaux de concevoir les rapports entre l’esprit (au sens d’entendement) et la réalité d’après le rapport entre l’œil et l’objet : de sorte que voir c’est comprendre (toute une série de notions ont le même radical en grec et en latin, associant les deux). La science moderne est liée à cette conception qui a donné lieu à une extension de la « métaphore oculaire » dans tous les domaines de la connaissance (certaine, démontrable et immuable) avec, pour notion centrale, l’objectivité et son exigence de distanciation entre sujet/objet. À l’opposé de cette philosophie occidentale dualiste engendrée par la métaphore oculaire, se situe la philosophie (orientale) de l’écoute, connectée à l’activité intérieure des sens, au rythme qui se déploie dans le corps agissant, perçu comme un ensemble de mouvements au service de l’énergie, mieux saisie les yeux fermés ou dans l’obscurité. Au-delà de leurs oppositions, ces deux logiques évoquées par M. Guillot dans son ouvrage montrent que la division en sujet/objet n’a aucune pertinence en musique (et dans l’art) qui ne souffre pas la « décomposition » objective et analytique à laquelle on la (le) soumet habituellement et nécessite d’autres approches pour en révéler les valeurs spirituelles.

Dans son enquête sur ce qu’est une véritable écoute et un véritable auditeur M. Guillot écrit : « celui-ci n’est pas, ne doit pas être un observateur, ni un voyeur (qui abuserait de ce pouvoir) mais bien plus, finalement, un voyant » (91). Il existerait ainsi un regard de l’écoute intérieure qui passerait, par « les yeux de notre âme et notre âme ouverte » (selon Maeterlinck cité par l’auteur). N’est-ce pas la fonction même de la musique que de nous faire rêver, de nous plonger dans un autre monde (comme le fait la lecture pour Bachelard) dont la principale fonction est de développer l’imagination en activant une rêverie éveillée (différente du rêve chez cet auteur)? En ce cas, conclut M. Guillot, on n’écoute plus, tendu que l’on est vers un ailleurs qui nous ouvre les portes d’un autre univers, hors du monde des images s’exhibant devant nous à profusion et du rapport distancié impliqué en face de formes extériorisées.  Car « Le regard voit ce qu’il a en face de soi. C’est l’inverse dans la musique. Le son, ce n’est pas écouter en face de soi » affirme Antoine Hennion (126) que l’on pourrait mettre en dialogue avec le compositeur japonais Tôru Takemitsu pour qui « écouter signifie probablement se changer soi-même en son, en existant en lui ». Et l’on comprend alors comment, dans la véritable écoute, la vue peut se transformer en vision ou en hallucination, supprimant toute distance entre le sujet et l’objet, entre le dehors et le dedans : car finalement où sommes-nous quand on écoute de la musique ? À l’intérieur ou à l’extérieur ? La musique crée un milieu intégrant les silences et les sons qui nous enveloppent comme pour mieux nous dissoudre, conduisant non seulement à « des hallucinations de la vue mais encore à des hallucinations de l’ouïe ». Tous ces au-delà » nous orientent vers une métaphysique de notre vie sensible évoquée par Bachelard et Baudelaire (cf. le sonnet Correspondances) mais aussi par P. Valéry : « Nous avons la propriété de ne pas voir ce que nous voyons mais autre chose qui s’y substitue » (56). Or, ne serait-ce pas là, précisément, tout le sens de l’art depuis la nuit des temps d’opérer un renversement, une éclipse (56) du visible recouvert (ici par l’audible) pour créer un milieu où l’intériorité nous entoure (comme l’a suggéré le poète R-M Rilke) en un sens qui n’est pas seulement propre à la musique ; car, contrairement à ce qu’affirme M. Guillot, cette « éclipse » se produit aussi dans l’art pictural, où ce que nous voyons ne vaut _ne vit_ que par ce qui nous regarde. Toutes les grandes œuvres picturales relèvent de cette relation existentielle, à commencer par l’art des icônes, emblématique de cette épiphanie du visible qui ne s’opère dans l’art pictural que lors d’une éclipse dans une sorte d’ontologie de l’invisible et de l’inaudible qui nous conduit à « ultra-voir et ultra-entendre, à s’entendre voir ». Cela m’évoque cette magnifique définition de l’éclipse donnée par Marie-Josée Mondzain à propos des icônes, et que l’on pourrait appliquer à l’écoute musicale, 

Eclipse : l’objet vu en ce lieu qu’est l’axe solaire, enténèbre le monde des formes empiriques, et s’illumine en son contour du feu qu’il cache, et dont par là-même il permet un instant de contempler l’éclat.

M. Guillot nous fait comprendre dans ce livre comment la musique, par l’absence d’images qu’elle contient, peut justement en faire naître d’autres et provoquer cette « illumination », seulement possible dans une écoute intériorisée. Celle-ci est au principe même de la poétique de G. Bachelard pour qui « la vue n’a aucune part aux images » et selon lequel le son projette des visions.  S’il est vrai que « l’homme est l’être entr’ouvert », alors le véritable auditeur de la véritable musique ne regardera pas le musicien ou l’orchestre qui joue devant lui ; il entrera dans cet univers par une porte qui, « quoique close en nous s’entr’ouvre puis s’ouvre progressivement sur l’espace intérieur de notre propre écoute » (130). Par cette belle image de la porte, objet poétique s’il en est, se termine l’essai de M. Guillot nous engageant à « faire don de nos yeux à la musique comme une offrande (et non comme un sacrifice). Quelle belle perspective d’ouverture il nous donne au terme de cet ouvrage qui est le fruit d’une recherche s’étalant sur une « ample décennie », comme en témoigne l’érudition de son auteur sur le sujet. 

Marie-Pierre Lassus

 

 

 
Le Sublime et le Pire PDF Imprimer
Écrit par Marc-Mathieu Münch   
Dimanche, 23 Juin 2019 17:39

 Compte rendu de Agnès Felten: Conjonctions et constellations du Sublime et du Pire dans les œuvres de Friedrich Schiller, Lord Byron et Alfred de Musset. Université d’Anvers. Faculté de Philosophie et Lettres, 2019, sous la direction de Kathleen Gyssels.

 

Un esprit attiré par les grandes questions ouvrira avec plaisir la thèse de littérature comparée d’Agnès Felten. C’est un gros volume bien rédigé, richement documenté et  audacieux dans son ambition. La candidate a abordé un sujet difficile, mais qui finit par apporter au chercheur curieux du romantisme européen des idées précieuses.

 

L’introduction nous met d’abord en face d’une affirmation étonnante. Il y aurait dans les œuvres complètes de Schiller, Byron et Musset une donnée commune : l’intrication du Sublime et du Pire.

 

Qu’est-ce à dire ? Le volume prétend prouver que ces trois auteurs symbolisent l’évolution de la littérature européenne entre le Sturm und Drang et le romantisme par le thème du Sublime et du Pire.

 

Il est toujous difficile d’isoler un petit nombre d’auteurs et de thèmes pour définir un moment clé de l’histoire littéraire, mais les nouvelles thèses ne nous obligent-elles pas à éviter les corpus trop gigantesques ? La candidate avoue d’ailleurs sagement qu’il y a quelque chose d’arbitraire dans son choix.

 

Pour ce qui est des méthodes, Agnès Felten a choisi les outils de l’histoire, du close reading, de l’intertextualité, de la psychanalyse, de la mythographie et de Gilbert Durand.

 

Elle choisit aussi, évidemment, de nous donner une étude détaillée du sens de la notion de sublime  depuis l’Antiquité et de définir ensuite le Pire par rapport à ce Sublime. Elle le présente comme un ensemble complexe  fait de thèmes, de motifs, de situations et de personnages, sans oublier les côtés apocalyptiques, pessimistes, moraux et, bien sûr, esthétiques. Elle y ajoute l’obsession, la fascination, le pathos et l’ethos.

 

C’est beaucoup ! J’avoue que je suis arrivé à la fin de l’introduction (p. 59) sans être certain d’avoir bien compris de quoi, finalement,  il s’agirait. Mais j’ai fini par comprendre et par approuver.

 

La première partie plonge le lecteur dans une documentation riche pour montrer que nos trois auteurs sont, certes, fascinés par la noirceur et par la négation, mais qu’au fond ils sont à la recherche de l’idéal perdu.

 

Dans la deuxième partie, l’auteure détaille longuement les éléments de ce Pire, c’est-à-dire la marginalité, la morbidité, l’étrange, le crime, la mort et quelques autres. Cela ne va pas sans une certaine posture auctoriale. Agnès Felten la présente successivement comme autobiographique et comme posture purement auctoriale.

 

Vient la troisième partie qui est la plus importante. Aussi aurait-elle mérité une introduction, voire une transition développée. Mais on finit par comprendre que, comme par un  grand rétablissement, chez ces  trois auteurs le mal, la noirceur et la faiblesse des humains sont finalement aussi l’occasion d’une nouvelle transcendance, c’est-à-dire d’un Absolu.

 

C’est qu’il y a encore chez Schiller, Byron et Musset, du sublime, des personnages admirables, de belles actions et de la beauté. Agnès Felten développe ensuite les nombreux éléments de l’esthétique romantique qui effectuent le renversement. Ce sont les forces vivifiantes de l’art, une visions théologique ainsi qu’une sacralisation de l’art et de l’artiste comme la critique l’a souvent souligné. Mais ce sont aussi des valeurs morales, une plongée dans l’intime, une revalorisation de la sensibilité humaine. C’est enfin une réflexion plus générale sur la nature et la puissance de l’art.

 

Ainsi se crée, après un XVIIIe siècle incroyant, une esthétique du Sublime en conjonction avec son contraire ce qui apporte aux artistes «  une palette plus large ».

 

En ce sens on peut en effet penser qu’il est possible de considérer les œuvres de Schiller, de Byron et de Musset comme typiques du tournant littéraire allant du dix-huitième siècle encore dominé par la poétique classique à la modernité qui commence d’en inventer de nouvelles….

Marc-Mathieu Münch

 

 

 

 

 
Jean-Luc Leroy, les Fonctions de la musique. Bilan critique et esquisse théorique PDF Imprimer
Écrit par Marc-Mathieu Münch   
Mardi, 20 Décembre 2016 19:52

Jean-Luc Leroy,  Les Fonctions de la musique et de l’art. Bilan critique et esquisse théorique, éd. Delatour France, 2016, 199 p.

 

Lorsque j’ai commencé dans les années 1980 une recherche de fond en vue d’une définition unitaire  du phénomène littéraire, puis, plus généralement, du phénomène art, de nombreux chers collègues, choqués, ont levé les bras au ciel : «On n’allait tout de même pas retomber dans le vieux préjugé de la définition de l’art que le relativisme du XIXe siècle avait depuis longtemps mis à mort !»

 

Oui … mais l’intuition que l’art en tant que tel est un aspect spécifique important de  l’humain est restée vivante et dans l’esprit et dans la pratique de beaucoup de gens. Aussi…, depuis peu, se produit-t-il un renouveau de la recherche sur l’universalité de l’art. C’est ainsi, par exemple, que la Société allemande de littérature comparée a mis au programme de son congrès de 2011 la question d’une « esthétique universelle[1] », que les anthropologues s’intéressent de nouveau à la nature humainecomme le montre, par exemple  un excellent numéro spécial récent de la revue Scienes Humaines,  que Jean-Luc Leroy a publié en 2013 une « Actualité des universaux musicaux[2] » et nous donne maintenant Les Fonctions de la musique et de l’art. Bilan critique et esquisse théorique qui méritent une lecture approfondie.

 

Il y affirme dès l’introduction que nous avons un besoin urgent d’une discipline capable de fédérer l’émiettement grandissant des spécialités, voire des micro-spécialités.

 

Aussi la première partie de son livre donne-t-elle un excellent aperçu des thèses couramment développées par les sciences humaines modernes qui s’intéressent à la fonction de la musique. La musique peut donc être stimulante et/ou sédative dans le cadre du travail, favoriser l’apprentissage et, plus généralement, accompagner toutes les activités des humains. Plus profondément, si l’on peut dire, la musique peut être un outil de communication, d’équilibre, de thérapie. Elle est enfin capable de provoquer des « expériences fortes » à différents niveaux de l’humain et peut contribuer à construire notre identité personnelle et de groupe.

 

Vient ensuite tout le domaine culturel où se trouvent des données conçues  comme anthropologiques, c’est-à-dire universelles. Cette partie du livre expose donc les thèses de chercheurs comme Merriam, Dissanayak, Giannatasio, Nettl et d’autres. Elles sont variées, bien entendu, tout en se recoupant assez souvent.

 

Reste enfin tout le riche ensemble de la musicologie évolutionniste cherchant à montrer comment et pourquoi les pratiques musicales sont apparues et se sont développées en vue d’une meilleure adaptation de l’humain à son milieu et à sa condition. A lire ces pages, on sent à chaque pas la vogue sous-jacente des sciences humaines en pleine expansion que sont la sociologie, la psychologie, la psychanalyse, la linguistique, la cognition, l’éthologie, la biologie, la socio-biologie  et surtout l’évolutionnisme. Et le lecteur se réjouit de découvrir la foisonnante postérité de Darwin.

 

En effectuant le bilan de cette première partie, ce lecteur conclut que si une définition de l’art  et de sa fonction est urgente, elle n’est cependant pas à la portée de ces sciences humaines. Leur émiettement montre plutôt que c’est un centre esthétique qui leur manque.

 

Jean-Luc Leroy en a conscience. Cela l’engage à proposer une autre piste de recherche,

celle de l’évolution du concept  d’art en Occident.  Pour y entrer, il propose un exposé préliminaire de philosophie générale définissant la matrice de toute recherche concernant les humains. C’est, dit-il, un « espace » combinant dynamiquement trois pôles. Celui de l’homme qui crée la science ET l’art, celui de la nature qui fournit la matière et celui du supranaturel, c’est-à-dire du sentiment qu’il y a quelque chose au-delà du sensible. Il considère, en effet, avec J.-L. Chalumeau que « la théorie de l’art n’a pas son fondement dans l’art ; elle n’est pas autonome et doit se fondre dans une théorie extérieure au champ artistique, en l’occurrence une philosophie (cité p. 70) ». Les théories abstraites sont plus efficaces que l’expérience et la critique qui, elles, trop riches en sentiment, « ne permettent pas de fixer le concept (p. 70) ».

 

Un court chapitre traverse ensuite au galop les siècles qui vont de l’Antiquité au concept de l’art des temps modernes. Il montre que l’évolution de la philosophie de la connaissance, la religion et les rapports entre science et art ouvrent en fait aux arts un troisième monde qui est valorisé entre celui, éternel, de Dieu et celui, éphémère, des humains. Naît alors l’idée d’un art autonome chargé de réaliser une « conception de la beauté (p. 83) ».

 

Le chapitre suivant analyse les forces principales qui travaillent ce nouveau concept. C’est la subjectivité de l’artiste qui complexifie l’idée de mimesis et ce sont les fonctions attribuées à l’art qui sont diversement rapprochées du jeu ou du plaisir, de la vérité ou de la connaissance. Mais ce sont aussi des forces sociales, historiques et pulsionnelles qui, ensemble avec les autres, ont fini par miner la conception classique de l’art vu comme créateur de beauté.

 

Enfin, au tournant des XIXe et XXe siècles des « assauts violents » venus des idéologies, du surréalisme, du futurisme, de la critique du bourgeois et de la vanité de ses valeurs ont fait imploser la « belle » idée de l’art. On arrive ainsi à la page 110 du livre qui résume toutes les raisons pour lesquelles l’art est indéfinissable !

 

Mais voici tout à coup que le couple science vs. art, que l’auteur a pris grand soin depuis le début de ne pas oublier, réapparaît et qu’il est porteur d’une solution.  Les artistes du XXe siècle s’intéressent à la science et la science à l’homme-artiste. Il cite Seurat, Signac, Schaeffer, Xenakis, Boulez et parle d’ « hégémonie scientifique », de « subjectivité objectivée », d’art réduit à une « expérience intime » ou à une « technologie existentielle ». On ajoute que les neurosciences permettent d’accrocher « sans retour possible le biologique au psychologique, le cerveau à l’esprit (p. 118) ».

 

Nous voici donc, finalement, en possession d’une science capable de répondre à la grande question de la fonction de l’art : « Au premier niveau, l’art peut être vu comme ce qui déborde les systèmes de coordonnées qui permettent habituellement d’intégrer les phénomènes à un réseau de sens (p. 119) ». L’art serait donc surprise, « agitation neurale » (p. 120), créativité, fonction symbolique et encore force d’intégration sociale.

 

Au second niveau, l’art serait neutralisation de l’angoisse liée à l’absence de l’ « Autre-nécessaire (p. 122) » ou, dans le cas du sublime, une « déstabilisation de la conscience subjective elle-même (p. 122) », mais sans traumatisme. Il serait ainsi une régulation de la conscience subjective par la création.

 

La création, justement, mérite un chapitre. Elle est présentée comme un « moyen de briser l’enfermement ontologique de la psyché. Elle a besoin d’imagination pour créer des schémas utiles au groupe comme à l’individu. Elle peut être considérée comme une « machinerie mentale automatique et inconsciente (p. 128) ». Enfin la science et l’art sont tous deux replacés dans un ensemble capable d’opérer « une spiritualisation de l’être humain (p. 131) ».

 

Quant à la musique, qui est bien un art mais qui n’a pas toujours été pensée comme tel, elle possède une spécificité forte parce qu’elle se trouve plus particulièrement liée aux émotions, au mouvement, à l’expression vocale et à la durée. Elle est aussi liée à la maîtrise de soi, aux formes et au sublime. Au sublime surtout, qui « ouvrirait comme nul autre l’être humain à l’indicible et à l’immaîtrisable de sa corporéité dans une production de l’esprit pourtant contrôlée et analysable, l’invitant alors à ramasser le potentiel de puissance qui le constitue, et lui permettant par là-même d’accéder à une conscience de soi débordant très largement l’expérience commune (p. 151) ».

 

Un dernier chapitre intitulé « Bilan critique sur la fonction de la musique (pp.152-163) prend du recul eu égard à la méthode, à la théorie des systèmes vivants et à la valeur pour suggérer comment une théorie fonctionnelle de la musique pourra naître bientôt « de l’articulation d’un modèle de l’humain et d’un modèle de la musique (p. 163) ».

 

Je ne suis pas sans admirer l’ensemble de ce livre qui réussit à rassembler un grand nombre de connaissances dans une claire problématique tout en montrant que c’est aujourd’hui la perspective bio-musicologique qui semble la mieux placée pour répondre à la question de la fonction de la musique en la combinant à celle de la nature de l’art.

 

Cependant, au terme de ma lecture, je voudrais soulever un problème de documentation et le combiner avec une question épistémologique.

 

Les grands absents de la documentation de Jean-Luc Leroy sont les compositeurs, les auditeurs, les sons et les œuvres en particulier du point de vue de leur valeur. D’où l’interrogation épistémologique : Pour étudier un domaine quelconque  faut-il partir de tout ce que la critique en a pensé de l’extérieur ou alors de la chose même non encore modélisée ? Le but est-il de faire une synthèse de la recherche ou de la chose vécue ?

 

On me dira que la chose-musique est partout présente dans les sciences qui l’étudient. Cela est vrai, mais en partie seulement parce que ces sciences ont été créées d’abord pour d’autres domaines que l’art : Pour la société, la psyché, la signification, la compréhension, le vivant, le comportement et bien entendu pour l’évolution.

 

Tout se passe donc comme si l’art n’avait pas de spécificité propre. Or non seulement rien ne prouve qu’il n’a pas un noyau spécifique qui n’est ni social, ni psychologique, ni communicationnel, etc… , mais tout laisse au contraire supposer  que c’est le cas pour cette double raison 1. que les sciences qui s’intéressent à l’art ne cessent d’augmenter les points de vue extérieurs d’où elles l’abordent contradictoirement et 2. que la plupart des chercheurs sont aujourd’hui d’accord pour dire en conclusion que l’art ne se définit pas…  justement à cause de sa spécificité est inatteignable.

 

Le changement de paradigme que nous proposons ici est de créer une nouvelle science visant directement le noyau mystérieux de l’art sans passer par aucun détour.

 

On nous dira que ce n’est pas possible parce que faire le tour des créateurs, des récepteurs et des œuvres conduit à des résultats tout aussi multipolaires et contradictoires qu’en faisant le tour des sciences humaines actuelles.

 

En fait, on n’a pas cherché dans la bonne direction. On n’a pas vu, comme le montre la théorie de l’effet de vie, qu’il y a un invariant dans toutes les esthétiques du monde sur lequel il est possible de créer une théorie de l’art universelle tout en rendant raison de la diversité des arts et des style. Il montre comment l’objet d’art concret met en branle, s’il est réussi, toutes les facultés du corps-esprit-cerveau et crée ainsi une émotion spécifique, l’émotion esthétique.

 

Comme elle est forte lorsqu’elle est réussie, elle peut ensuite être mise par les différents groupes humains de l’histoire, voire par les individus, au service de n’importe quelle valeur, mais cela n’empêche pas que sa fonction source est la création de cette émotion spécifique.

 

Enfin la théorie de l’effet de vie valorise nombre de résultats trouvés de l’extérieur par les autres sciences humaines. Elle explique pourquoi l’art est « agitation neurale », et peut devenir fonction symbolique, intégration sociale voire même thérapie et réponse à l’absence de l’autre. Elle dit pourquoi il peut être à la fois stimulation et sédation, communication et silence méditatif.

 

Elle montre comment l’art est une grande étape de l’évolution rapprochant la science de l’art. Lorsque le corps-esprit-cerveau a été capable de modéliser le monde et lui-même et d’en avoir conscience, il a de même été capable de créer le « troisième monde » des objets d’art gratuits. Il y a une grande ressemblance entre  la créativité des scientifiques qui cherchent et parfois trouvent une modélisation du réel rendant compte d’un phénomène et celle de l’artiste qui cherche et parfois combine un objet complexe capable de créer chez des humains de divers milieux un effet de vie.

 

Nous revoici bien dans l’ « espace » de la condition humaine  analysé par Jean-Luc Leroy et prêts à affirmer avec lui que l’art est une « spiritualisation de l’humain » que les artistes réussissent parfois grâce à leur connaissance intuitive des lois spécifiques de la création de l’émotion esthétique. 

 



[1] Comparative Arts, Ästhetik im Fokus der vergleichenden Literaturwissenschaft, herausgegeben von Achim Hölter, Synchron, Heidelberg, 2011. Cf le compte rendu publié sur ce site.

[2] Jean-Luc Leroy, « Un paradigme pour les universaux musicaux », in Topicality of musical universals. Actualité des universaux musicaux, scientific editor, Jean-Luc Leroy, éd. Des Archives contemporaines, Paris 2013, pp. 253-272.

 
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Écrit par Marc-Mathieu Münch   
Vendredi, 15 Avril 2016 12:47

COMPARATIVE  ARTS,  Ästhetik im Fokus der Vergleichenden Literaturwissenschaft

Herausgegeben von Achim Hölter

Synchron, Heidelberg, 2011.

 

Contrairement aux comparatistes français  qui fuient les grandes questions de l’art et de la beauté, les comparatistes de langue allemande ont compris qu’elles sont de toute façon en train de nous rattraper. Aussi en ont-ils fait le sujet du XIVe congrès de la Société allemande de littérature générale et comparée, la DGAVL, qui a eu lieu à Munster en 2008 et dont les Actes ont été publiés à  Heidelberg en 2011, chez Synchron. Il s’agit d’un épais volume de 435 pages préfacé par Achim Hölter et contenant trente-huit communications centrées autour de la question d’une éventuelle « esthétique universelle forgée dans l’optique de la littérature comparée » selon le sous-titre. L’ensemble a reçu le titre anglais de Comparative arts pour suggérer aussi bien l’unité de l’art littéraire et des autres arts que la proximité de la littérature comparée et des arts comparés. Nous tentons ici d’en donner un compte rendu avant de renvoyer à la théorie de l’art défendue sur ce site.

 

I  Problématique générale 

Le sujet choisi étant extrêmement vaste, nous commençons par les communications centrées sur la problématique du sujet. Achim Hölter s’en explique dans sa préface. Il affirme, en effet, avec raison,  que les techniques contemporaines, l’élargissement actuel de la notion de culture,  l’influence persistante d’Oskar Walzel et, finalement, bien sûr, la redoutable tentation  de la méthode comparative elle-même, créent aujourd’hui un réel besoin d’esthétique planétaire.

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Kateri Lemmens, Nihilisme et création PDF Imprimer
Écrit par Marc-Mathieu Münch   
Dimanche, 10 Janvier 2016 11:24

Kateri Lemmens, Nihilisme et création. Lectures de Nietzsche, Musil, Kundera, Aquin, Presses de l’université de Laval, 2015, 158 p.

 

La page de couverture du livre de Kateri Lemmens attire d’emblée l’attention. Le titre lui-même, Nihilisme et création montre que l’auteure ne craint pas les grands sujets, mais le sous-titre, Lectures de Nietzsche, Musil, Kundera, Aquin, laisse entendre d’emblée qu’elle sait fort bien que le bon chercheur aborde un grand sujet avec modestie, avec la modestie de qui sait limiter son corpus et sa problématique. Le grand sujet dont il s’agit est donc celui du nihilisme de l’époque contemporaine et de la solution que la création peut lui apporter.

Tous les hommes sont à la recherche d’absolu et de plénitude aujourd’hui comme hier, mais  cette quête se double depuis le XIXe siècle d’une angoisse particulière : celle d’une époque qui non seulement n’a plus de Vérité rassurante avec « V » majuscule mais qui se sent souvent plongée dans un relativisme, dans un « pluriel du vrai », indépassable.

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