Comparative arts |
Écrit par Marc-Mathieu Münch |
Vendredi, 15 Avril 2016 12:47 |
COMPARATIVE ARTS, Ästhetik im Fokus der Vergleichenden Literaturwissenschaft Herausgegeben von Achim Hölter Synchron, Heidelberg, 2011.
Contrairement aux comparatistes français qui fuient les grandes questions de l’art et de la beauté, les comparatistes de langue allemande ont compris qu’elles sont de toute façon en train de nous rattraper. Aussi en ont-ils fait le sujet du XIVe congrès de la Société allemande de littérature générale et comparée, la DGAVL, qui a eu lieu à Munster en 2008 et dont les Actes ont été publiés à Heidelberg en 2011, chez Synchron. Il s’agit d’un épais volume de 435 pages préfacé par Achim Hölter et contenant trente-huit communications centrées autour de la question d’une éventuelle « esthétique universelle forgée dans l’optique de la littérature comparée » selon le sous-titre. L’ensemble a reçu le titre anglais de Comparative arts pour suggérer aussi bien l’unité de l’art littéraire et des autres arts que la proximité de la littérature comparée et des arts comparés. Nous tentons ici d’en donner un compte rendu avant de renvoyer à la théorie de l’art défendue sur ce site.
I Problématique générale Le sujet choisi étant extrêmement vaste, nous commençons par les communications centrées sur la problématique du sujet. Achim Hölter s’en explique dans sa préface. Il affirme, en effet, avec raison, que les techniques contemporaines, l’élargissement actuel de la notion de culture, l’influence persistante d’Oskar Walzel et, finalement, bien sûr, la redoutable tentation de la méthode comparative elle-même, créent aujourd’hui un réel besoin d’esthétique planétaire. Dans la communication qui suit cette préface, « Vom Plural zum Singular und wieder zurück oder nicht. Notizen und Fragen zur Verwendung von « Kunst » und « Künste », Klaus Weimar montre en sémioticien que le pluriel « Künste » qui renvoyait couramment, jusqu’au milieu du XVIIIe siècle, à des règles précises et à un savoir faire technique a glissé peu à peu vers le singulier de « Kunst » qui renvoie aujourd’hui à une pluralité d’objets. Et s’il ajoute fermement qu’il n’y a donc pas de « science de l’art » (p. 4) la force de ce propos est aussitôt mise en cause par un « …du moins jusqu’ à présent », qui incarne parfaitement l’esprit de ces Actes que je vois à la charnière d’une époque ancienne qui renonce à toute espèce de science générale de l’art et d’une autre, naissante, en train de la créer.
Quant à la communication de Lothar Jordan, « Ein Kommentar für alle ? Überlegungen zum UNESCO-Memory of the World » qui se trouve au centre du volume, elle montre combien l’UNESCO, créée justement après la catastrophe culturelle de la Deuxième Guerre mondiale, pourrait bénéficier de recherches comparatistes en vue d’une esthétique universelle. Il leur suggère de se mettre à la recherche d’un type de commentaire d’œuvres qui serait pour le monde entier ce que fut, pour les lecteurs allemands, l’introduction d’Achim Hölter aux œuvres de jeunesse de Tieck ( « Der Junge Tieck » in , Tiecks Scriften, 1789-1794, pp. 795-812). Ce projet, que l’on ne peut que lire avec le plus grand intérêt, va même plus loin qu’une esthétique universelle : il espère, en fait, une description d’homo sapiens qui mette enfin en cohérence l’unité de sa nature et la diversité de ses cultures.
La communication de Rüdiger Zymner, à l’avant dernière place, est comme le condensé dramatique du congrès. D’une démarche ferme et volontaire, il part de la position aujourd’hui la plus courante : il n’y a pas de formule universelle du beau ; pire encore, il n’y a pas plus de beau que de vrai. L’idée d’un beau essentiel n’est tout simplement plus possible parce qu’on ne peut pas ne pas voir que l’esthétique est une donnée historique en mutation perpétuelle et ce depuis qu’on dispose de documents. En somme, la cause est entendue. Le beau n’existe pas. N’existe pas… sauf… à… y… « croire » ! Et c’est alors, remarquable charnière, que ceux qui « y croient » peuvent s’amuser à le chercher –statistiquement- dans les moyens de communication. Et chercher, derrière le relativisme contemporain, les conditions biologiques et naturelles de la pratique artistique chez les humains comme l’ont fait un Aristote ou un Nietzsche.
Aujourd’hui, poursuit-il, nous avons une esthétique évolutionniste ainsi qu’une psychologie évolutionniste qui considèrent l’homme comme essentiellement biologique, c’est-à-dire comme un vivant qui sait repérer ce qui est bon pour lui comme le veulent, par exemple, Eibl-Eibesfeld et Christa Sütterlin pour qui la beauté est une adaptation à nos conditions de survie et de sélection. N’y a-t-il pas d’ailleurs des universaux dans la structure des œuvres, dans des motifs comme l’œil, la main, le serpent, l’araignée qui font de l’art, au bout du compte, un procès (Prozess, p. 386) d’adaptation ? Nous verrons plus loin que cette idée est une bonne piste. Mais il ne faut pas vouloir fonder l’art trop en amont sur les bases biologiques d’homo sapiens, mais plus en aval sur l’aptitude à l’art qui a été créée par l’évolution. C’est là qu’est l’invariant spécifique sur lequel il repose. Pour finir, la communication de Rüdiger Zymner, « Ästhetik naturalisiert. Universalien der Ästhetik und universelle Ästhetik », pose clairement la question de savoir s’il y a dans les sciences naturelles de bonnes pistes pour la littérature comparée. Peut-on reconnaître aux humains des dispositions adaptatives poétiques ? Leur donner des définitions inter-et trans-culturelles ? Alors la variation des styles aurait une base biologique et la littérature comparée serait « eine biologisch-informierte Komparatistik » (p. 388) !
Enfin la dernière communication du volume, due à Harald Fricke, « Kunst als Abweichung » choisit de ramener le pluriel au singulier. Il y a assurément, avoue-t-il, des milliers de choses différentes dans l’histoire et dans la pratique des arts, mais ce pluriel se manifeste, à chaque fois, comme UN écart par rapport à l’état précédent. Il n’y a, en effet, selon Harald Fricke, ni unité du beau, ni unité de structure des œuvres, ni fonction bio-anthropologique, mais il y a une relativité globale, UN écart, UNE « Abweichung (p. 393) ». Elle ne se fait pas n’importe comment car elle doit se faire artistiquement, c’est-à-dire par rapport aux normes d’une nouvelle fonction. Tout art est « écart fonctionnel », liberté eu égard à la loi du temps. Mais ce raisonnement, si solide qu’il est, ne consiste-t-il pas d’un côté à réduire le pluriel au singulier de son article « le », d’un autre côté à reporter toute la question sur le point de départ de la première œuvre née sans écart, d’un troisième côté à laisser non résolue l’intuition d’un cadre singulier pour tous les pluriel de l’art et enfin, par esprit d’opposition, à faire repartir quand même la quête d’une esthétique universelle ?
Telles est donc la problématique variée du colloque de Munster. On admire combien elle est vaste et courageuse ! Mais comment faire pour aller plus loin ? Les chercheurs de Congrès de Munster ont jugé naturel d’essayer les chemins bien balisés des différentes spécialités que l’on emprunte aujourd’hui couramment pour parler d’art et qui sont, outre la philosophie, ceux des sciences humaines.
II Les domaines de la recherche
La philosophie
La philosophie ayant surtout conduit ces dernières décennies à douter de son aptitude à trouver le secret de l’art, peu de contributions ont suivi cette route. Pourtant Armen Avanessian vise une esthétique universelle à partir de l’importance que les concepts de temps et d’espace avaient chez Kant et qu’il réinterprète dans son texte, « Neue Vorschläge zu einer alten universellen Ästhetik. Immanuel Kant über Raum und Zeit ». Ce qui est universel en art, c’est un phénomène de goût transversal et intermédiatique capable de créer un alliage momentané et fort du temps et de l’espace. Il lui donne le nom de « sensation esthétique (p. 14) » et le définit in fine comme le « devenir visible synchronique du temps voire comme le-mettre-en mouvement de l’espace (p.25) ». Son raisonnement est surtout philosophique mais semble reposer sur l’expérience d’une sidération de l’esprit sous l’effet de l’émotion esthétique, ce qui est à notre avis une piste de recherche de grand intérêt.
Les sujets
Le secret de l’art est-il dans les sujets traités ? Dans son article « Die Zusammenführung der Künste in Orpheus », Harald Bost propose de revisiter l’un des meilleurs sujets liés à la pratique artistique, celui du mythe d’Orphée. Il serait le meilleur dénominateur commun de tous les arts. Orphée est en effet le poète musicien type de l’Antiquité classique. Son pouvoir est grand sur les choses, les humains et même sur les dieux, mais on ne sait finalement pas comment fonctionne l’art lorsqu’on ne voit que ses effets et encore dans un cadre mythique. L’essentiel reste à trouver.
Christiane Solte-Gresser, de son côté, dans « Textbilder und Bildtexte im Angesicht des Unsagbaren. Autopoetische Dimensionen in Brechts Photoepigrammen, Spieglemans « Comics » und Herta Müllers Gedichtcollagen » suit la piste de trois œuvres fascinantes à comparer. Elles ont le trauma pour sujet commun. Or le trauma, qui bouleverse les repères traditionnels de l’espace et du temps, bouleverse aussi les moyens traditionnels de l’expression. Elle montre que nous avons affaire à un sujet, à un fond, qui influence fortement la forme en mélangeant l’ordre et le désordre. Or l’ordre et le désordre sont justement des éléments qui ont toujours intéressé les théoriciens de l’art. On pourrait les rapprocher du couple unité/variété qui est encore plus intéressant. Est-ce le secret de l’art ? Est-ce un invariant universel ? Il faudrait voir si le mélange des deux suffit pour faire une œuvre d’art et s’il n’y a pas des œuvres réussies fondées sur un seul ordre comme par exemple le Lamento d’Arianna de Monteverdi ou l’architecture dorienne. Il reste que l’on frôle ici quelque chose qui pourrait devenir un élément important pour une esthétique générale.
Mais comme il est historiquement évident que tout ce qui a un jour intéressé les humains est un jour devenu sujet de l’art, il est particulièrement difficile de passer de l’immense pluriel des sujets à une esthétique universelle et une qui n’admette pas que tout est beau.
L’histoire
L’histoire est un autre aspect de la problématique générale. On a envie d’y chercher la clé du monde de l’art car elle s’y trouve de toute évidence, du moins si l’art existe. La question revient à trouver une logique du changement qui soit compatible avec une éventuelle unité et cela dans toutes les civilisations. Une bonne hypothèse de travail semble dire que si l’on pouvait cartographier selon un petit nombre de critères toutes les esthétiques connues, cela donnerait peut-être un ensemble cohérent qui aurait un intérieur et un extérieur. On pourrait donc en tirer ce qui est de l’art et ce qui n’est pas de l’art. Un tel travail n’était évidemment pas possible dans le cadre limité du congrès de Munster, mais il faudra bien un jour que les comparatistes acceptent de créer pour les grandes questions des groupes de chercheurs travaillant sur de mêmes hypothèses de travail dans le monde entier. La science est à ce prix.
Aussi le congrès de Munster ne nous apporte-t-il pas beaucoup d’études sur l’histoire de la littérature et des arts. Cependant Detlev Kremer a eu l’excellente idée de s’intéresser à ce qui fut la première grande rupture paradigmatique de l’histoire de l’esthétique. Son article, « Das System der Künste in der Kunstphilosophie des Deutschen Idealismus » expose la nouvelle conception de l’art du groupe où l’on trouve les Schlegel, Hölderlin, Novalis, Schelling et Hegel. Pour la première fois, après Herder, qui n’est pas cité, ils ont conscience de l’évolution de la beauté elle-même. Ils rompent avec le système aristotélicien, ils cherchent une véritable histoire de l’art et des liens entre les différents arts. Ils le font surtout par rapport à une « Idée » de l’art qui les domine tous. Bien entendu Detlev Kremer nous donne aussi les différences de détail entre ces conceptions, mais il insiste avec raison sur la célèbre formule d’ A.G. Schlegel pour qui la beauté est une « représentation symbolique de l’infini (p. 32)».
L’article s’arrête à la présentation des thèses de l’idéalisme allemand, mais on sent bien que la bonne question a été posée pour la première fois à cette époque : Comment combiner l’histoire et l’essence, c’est-à-dire le pluriel du beau et le singulier de l’art ? Aujourd’hui nous en sommes toujours à chercher la solution puisque les recherches des XIXe et XXe siècles ont surtout étudié la diversité des moments historiques et celle des aspects humains apparaissant dans la littérature et les arts. D’où le sujet de ce congrès.
Les genres
Pendant longtemps les théoriciens et les créateurs eux-mêmes, comme par exemple Boileau, ont pensé que les genres répondaient à une essence immuable. Depuis l’époque relativiste, les genres sont plutôt considérés comme des alliances spécifiques de techniques d’expression, de choses à exprimer et de mentalités d’époques. Mais, comme il y a aussi des genres qui dépassent les époques, qui durent très longtemps, il est particulièrement tentant de chercher à définir le fait générique et même l’art en général en les confrontant.
Elke Sturm-Trigonakis s’y attelle dans sa contribution, « Die Nachhaltigkeit der pikaresken Form : Spielästhetische Überlegungen zum Erfolg des Schelmenromans vom 16. Jahrhundert bis sur Gegenwart. » Le roman picaresque est un excellent sujet parce qu’il est historiquement bien délimité. Il y a des œuvres fondatrices, un développement dans toute l’Europe et des épigones jusque dans le monde moderne. On dispose de très bonnes études érudites sur ses différents aspects. Elke Sturm-Trigonakis arrive à la conclusion que le roman picaresque est un genre autonome, définissable, qui n’a pas seulement des conditions historiques, sociales, politiques et des sources reconnues, un type d’individus et d’aventures bien défini, mais aussi un type de lecture historiquement bien repéré et enfin des codes mis au point et réutilisés par les écrivains. Le roman picaresque est donc la combinatoire, dans le cadre du roman, d’un certain fond et d’un certain type de plaisir. Elle définit ce plaisir : il s’agit d’organiser un jeu formel avec les aventures racontées afin de sortir le lecteur (et l’auteur avant lui) de la dure étroitesse du temps vécu et plus généralement de la cruelle réalité des préjugés de classe et plus généralement encore de l’obligation de donner un sens à la vie. Un jeu, un sujet, une mentalité, une forme et un bonheur, voilà une combinaison à cinq, un quintette, qui est une excellente hypothèse de travail pour définir un genre en tant que tel.
Bien que le comique ne soit pas un genre véritable, mais une attitude dans et devant la vie, Christiane Dahms juge intéressant de chercher tout ce qui facilite ou rend possible la cohabitation du comique et de l’art. Sa communication, « Kunst der Komik. Tendenzen einer universellen Ästhetisierung des Komischen in Literatur und Mahlerei », montre que l’art et le comique ont en commun l’exigence de liberté, le passage des frontières et la transgression des normes. Ils sont également ennemis du laid. Ils partagent des techniques comme la répétition, l’autoréférence, l’intertextualité et les comiques de situation et de caractère. Une étude plus détaillée du grotesque et du capriccio la conduit à conclure que « le comique est art – est concept esthétique et critique d’art » Elle précise que l’on « observe des tendances universelles que l’on peut déduire et du quotidien et de l’esthétique (p. 297) ». Elles concernent surtout la confrontation entre les règles et le rejet des règles. Christiane Dahms ne généralise pas cette conclusion à toutes les attitudes dans et devant la vie. Cela peut se faire, pourtant. Ne sont-elles pas toutes susceptibles de rencontrer l’art et, dans l’art, des techniques qui les confortent comme on le voit par exemple très bien dans la communication de Konstantinos Kotsiaros, « Brecht vs. Aristoteles. Der ästhetische Genuss in der epischen Erzählkunst Bertold Brechts und sein Verhältnis zur antiken Tradition » ? Il montre excellemment que le théâtre épique de Brecht repose sur une autre attitude dans et devant le monde et doit donc trouver d’autres moyens d’expression.
Ces communication nous conduisent à la conclusion que tout peut être sujet pour l’art et que tout « sujet » créateur peut être artiste. Ce n’est sans doute pas encore une esthétique universelle, mais une conclusion qu’elle devra respecter si elle prend vie.
Les formes
L’importance des formes en art est si grande qu’André Malraux a créé une collection d’histoire de l’art intitulée L’Univers des formes. Le Graal de l’art ne serait-il pas dans les formes ? Un jour ou l’autre, tout esthéticien est tenté de suivre cette piste puisque tous les humains ont une expérience spontanée, naturelle, de la beauté des formes. Y aurait-il un dénominateur commun dans la beauté des formes sur lequel on puisse fonder une esthétique universelle ?
On peut estimer – on l’a fait- que la beauté d’une forme est dans sa vérité, mais il y a des œuvres belles qui ne reposent que sur une fiction. Peut-on se rabattre sur une vraisemblance ? La beauté d’une forme serait alors dans le sembler-vrai. Mais hélas, il y a de belles œuvres qui sont tout sauf vrai-semblantes. Alors la beauté n’est-elle pas dans l’harmonie des formes ? Mais il y a des œuvres dissonantes ! Où chercher ? Dans le style ? Dans l’originalité ? Dans la rupture ? Ailleurs ? Partout on trouve des contre-exemples. Là réside sans doute la raison pour laquelle peu de participants au congrès de Munster se sont attaqués à la grande question des formes et pourquoi ceux qui l’ont fait ont souvent évité de rattacher leur contribution à la problématique globale de ce congrès.
Pourtant Sophie Wennerscheid nous a livré son expérience du kaléidoscope dans son article « Upside down. Kaleidoscopische Kunst bei August Strindberg, John Lennon und John Bock. » Elle définit le kaléidoscopique comme une image métaphorique, mouvementée, renversée du monde et donc comme une structure imagée faite pour attirer les créateurs. Elle découvre d’intéressants exemples chez Strindberg qui voit le monde comme une succession colorée de combinaisons variées d’objets capables de susciter le plaisir de l’imprévu. De plus, c’est « tout un mic-mac de conscient et d’inconscient (p. 343) ». Mais Strindberg n’est pas le seul depuis Héraclite à constater que tout bouge dans le monde. Il y a la célèbre chanson des Beatles, Lucie in the Sky with Diamonds et Hamsterrad de John Bocks.
De son côté, Carolin Bohn s’intéresse à la forme de la lacune dans son article, « Zur Ästhetik der Abwesenheit. Die Denk-Figur der Lücke (Adorno, Kluge, Boltanski) ». Elle y voit une esthétique de l’absence. Elle convoque donc les nouvelles de Kluge (2003), Die Lücke die der Teufel lässt et l’installation de Boltanski à Berlin en 1990 sur le lieu d’une maison juive détruite, The Missing House, installation qui attire l’attention justement sur l’absence de la maison. L’esthétique de la lacune fait donc apparaître une douloureuse absence dans différents arts et plus particulièrement en référence à la Seconde Guerre mondiale. Poétiquement il s’agit d’une figure disant et le manque et l’interprétation du manque. Ce pourrait-être une figure de pensée pour tout le vingtième siècle. Il me paraît cependant difficile de fonder une esthétique sur si peu d’exemples, même si l’on a le soutien d’un texte d’Adorno.
Ulrich Ernst s’attaque dans « Bauformen der Musik als Vorbilder für literarische Tektonik. Zur Ästhetik des Hybriden am Beispiel von Fuge und Symphonie », à l’excellente question des formes trans-artistiques. Il nous donne d’abord une intéressante bibliographie d’œuvres dans lesquelles, comme dans Point counter point, d’Aldous Huxley se trouvent des renvois à la fugue comme dans l’admirable Todesfuge de Paul Celan. Suit une seconde bibliographie consacrée au modèle formel de la symphonie. Il y a donc tout un ensemble d’œuvres qui témoignent d’une « tectonique musicale (p. 170) » passionnante à étudier le jour où l’on montrera dans le détail comment cela prouve la fraternité des arts ».
On voit combien il est difficile de relier des formes précises à la problématique générale des formes et au-delà à celle de l’art, mais l’avantage de ces cas spécifiques et réels est de nous rappeler qu’il y a des formes dans la nature et des formes dans l’esprit. L’esprit possède un sens des formes. Il modélise avec ses moyens propres ce qu’il voit dans la nature. Et il le fait géométriquement, symboliquement, affectivement, dynamiquement et intellectuellement. Ensuite, en artiste, il invente des formes nouvelles qui s’inspirent à la fois du modèle de la nature et de celui de l’esprit. Selon les époques et les goûts, il y a des canons plus ou moins mimétiques. Il est donc vraiment très difficile de partir des formes pour trouver l’universel de l’art.
Les techniques
On se sert en art de techniques trans-artistiques qui peuvent revendiquer un rôle important dans la recherche de concepts clairs en vue d’une esthétique universelle. Dans « Wie ein Gehirn im Tank. Die metaphysische Dimension des Transmedialen Phänomen « metalepse », Sonja Klimek choisit l’un des plus modernes et des plus travaillés, la métalepse. Il ne s’agit pas, selon elle, d’une simple figure de rhétorique, mais dans le sillage des travaux de Genette d’un ensemble d’entorses à la logique de la représentation. Elle donne en exemple le cas du personnage de théâtre qui rejoint le public, de personnages de bandes dessinées qui en sortent pour prendre leur créateur à partie ou de lecteurs qui entrent dans le roman qu’ils sont en train de lire. Elle conclut que la métalepse est « un phénomène fictionnel interne traversant les frontières « sacrées » séparant le plan de la représentation et celui du représenté (p. 363) ».
A propos de l’invention du neuvième art, Monica Schmitz-Emans nous offre une communication cherchant à savoir quand un artefact est une œuvre d’art : « Die Erfindung der neunten Kunst. Einsätze zu einer Ästhetik des Comics ». Dans le sillage du philosophe Martin Seel et en se fondant sur des exemples empruntés à la bande dessinée, elle choisit l’autoréférence comme technique typique de l’art. Elle retrouve ainsi un procédé pratiqué depuis l’Antiquité et revalorisé par la narratologie du XXe siècle. Il consiste à glisser dans l’œuvre faite une référence au faire de l’œuvre comme lorsqu’Ovide, l’exilé, au début des Tristes, annonce lui-même à ce cher petit livre qu’il devra, hélas, se rendre seul à Rome. L’autoréférence se trouve aussi dans les arts plastiques et en musique. Lorsqu’on la voit réapparaître dans la bande dessinée, on se dit que voilà un faire significatif de l’art, ce qu’il est en effet. Mais il est typique, comme d’ailleurs la métalepse, parmi d’autres qui sont en concurrence les uns avec les autres. Ces techniques ne sont encore en rien typiques de la réussite ou de l’échec d’une œuvre, ce qui nous semble pourtant indispensable en matière d’esthétique universelle. Il est assurément précieux de repérer les techniques artistiques mais il faut ensuite savoir quand et comment elles fonctionnent.
Les œuvres
La faiblesse des points de vue pratiquant des coupes dans plusieurs œuvres pour y saisir une forme, une technique, un genre réside en ceci qu’ils ne peuvent se donner le temps de révéler le détail des innombrables fils et textures qui constituent le tissu complexe d’un texte. Il est donc aussi intéressant de voir ce que peut apporter une monographie d’œuvre quitte à laisser provisoirement de côté le problème esthétique global. Le roman de Gert Hofmann, Der Blindensturtz (1994), nous paraît fort bien choisi pour une telle étude par Peter Brandes dans sa contribution, « Ästhetik der Blindheit. Zur Inszenierung von Intermedialität in Gert Hofmanns Der Blindensturtz. » Il met en scène un groupe d’aveugles qui a passé la nuit dans une grange et qui cherche l’atelier d’un peintre qui veut des modèles pour une scène de chute. Pour finir, ces aveugles se retrouvent dans la grange où ils ont passé la nuit. A partir de ce récit circulaire et des tâtonnements de l’itinéraire des aveugles, qui est déjà une forme, Hofmann enrichit la texture de son histoire de nombreux autres motifs d’intertextualité et d’intermédialité. Entrent ainsi dans le texte la Parabole de l’aveugle de l’Evangile de saint Matthieu (XV-14) où l’on voit un aveugle conduire à la chute un autre aveugle, le célèbre tableau de Pieter Bruegel l’Ancien qui porte le même titre et toute une série de thèmes moraux qui sont noués à cette histoire sans oublier les rapports réciproques entre la vue et la cécité, entre l’aveuglement moral des voyants et la lumière divine et, finalement, entre le texte et son lecteur. On aime en conclure que la qualité de ce roman tient à la cohérence et à la multiplicité des fils de la toile ourdie et offerte au lecteur. Voilà une piste à suivre.
La critique d’art
Comme on attend des critiques d’art qu’ils jugent et expliquent les œuvres et les courants de l’histoire, ils sont nécessairement obligés d’argumenter leurs prises de positions et donc de prendre une distance intellectuelle qui est favorable à la quête d’une esthétique. L’étude de la critique est une mine pour la connaissance des arts. Parmi les quelques contributions qui vont dans ce sens, j’ai choisi plus particulièrement celle d’Angela Oster, « Zola/Mallarmé. « Französiche » oder « universelle » Kunstkritik im 19. Jahrhundert ?(Am Beispiel Manets) ».
Angela Oster justifie son choix dans une vue d’ensemble de l’histoire de la critique d’art montrant que les critiques du XIXe siècle cherchent à dépasser la spécificité des différents arts pour s’interroger sur leur nature commune. Le moment est d’autant mieux choisi que ce siècle est riche en ‘ismes’ successifs, c’est-à-dire en théories divergentes ce qui rend la réflexion d’autant plus délicate. C’est au XIXe siècle que l’on a pris conscience du pluriel du beau et que cela a donné à la réflexion sur les arts une dimension nouvelle. Pour ne pas rester dans les généralités, Angela Oster choisit l’excellent corpus de l’œuvre de Manet vu par Zola et par Mallarmé. Bien qu’il aient tous deux l’idée que l’art est une rencontre entre la nature et l’humain, leurs interprétations de Manet sont très différentes. Pour le dire un peu vite, Zola voit en Manet un peintre qui se sert des moyens de l’art pour brosser un tableau de la réalité sociale telle qu’elle est alors que Mallarmé voit en lui surtout un artiste soucieux de créer de belles œuvres. Ensuite Angela Oster montre comment les deux portraits peints par Manet de Zola et de Mallarmé expriment justement par la peinture l’interprétation de son œuvre. Magnifique effet de miroir !
Comparative arts
Le mouvement de remontée allant des questions les plus particulières à celle, générale, de l’esthétique universelle doit évidemment culminer dans la comparaison des arts entre eux. Si nous nous comprenons dans le monde entier lorsque nous usons de mots comme art, beauté, esthétique, musée, chef d’œuvre et leurs équivalents dans toutes les langues, c’est peut-être que la chose art existe sous le soleil. Aussi trouvons-nous dans les Actes du congrès de Munster un assez grand nombre de comparaisons inter-artistiques voire inter-médiales. En fait, ce sont deux domaines distincts mais proches l’un de l’autre. Il y a d’une part la comparaison proprement dite des arts entre eux à partir de la spécificité de leurs matériaux et de leurs techniques et d’autre part l’étude de leurs collaborations à propos d’un sujet donné quitte à aller jusqu’à l’art total.
Plusieurs chercheurs nous apportent leur grande connaissance de la confrontation des arts qui nous vient d’Italie sous le nom de paragone, de comparaison. Eric Ackermann en précise les ressorts sociaux et psychologiques dans son article « Der Vergleich der Künste und die Kunst des Vergleichs. Zur Paragone, Praezedenz und Zeremonial in der frühen Zeit ».
Annette Simonis et Linda Simonis montrent que le paragone reposait d’abord sur des rivalités, mais qu’après 1900 on s’est davantage préoccupé de rapprocher les arts en vue d’une « esthétique intermédiale (p. 85)».
La communication de Peter Grossen va dans le même sens mais avec une documentation différente. Les arts s’éclairent mutuellement comme le pensait déjà Oskar Walzel, parce qu’il y a comme une loi supérieure d’influence réciproque entre les arts. C’est un très bon argument qui va dans le sens d’une esthétique universelle. Si les arts s’influencent si facilement – et le peuple comparatiste le sait mieux que personne – c’est apparemment qu’ils ont quelque chose en commun.
Plusieurs exemples fascinants viennent alors montrer comment fonctionne cet « éclairage mutuel ». Eva Erdmann et Dieter Schmidt expliquent le mécanisme intime par lequel l’artiste Anselm Kiefer transpose les textes de Paul Celan. Wolf Gerhard Schmidt met en lumière comment chez Nelly Sachs après la guerre mais aussi chez Beckett, Ionesco et d’autres, l’acte et le spectacle renforcent leur puissance d’expression au détriment des mots. Enfin Angelika Corbineau-Hoffmann éclaire comment le roman de Rodenbach, Bruges-la-morte s’enrichit et se modifie par l’adjonction de photos, puis en devenant théâtre et opéra. Il est fascinant, à propos de cette œuvre de constater que le matériau de l’art et les techniques qui les concernent rétro-agissent sur la chose à exprimer comme autant de points de vue pouvant étendre et amplifier les significations secondaires.
III Bilan
En revenant sur l’ensemble des résultats si précis de ces communications, il apparaît cependant que l’esthétique universelle espérée n’a pas été trouvée. Ayant passé ma vie à étudier les différents aspects de la littérature et maintenant des autres arts et étant parti de l’évidence du pluriel du beau, j’ai donc aussi rassemblé une énorme documentation comparatiste concernant les sujets, l’histoire, les formes, les techniques, les genres, et bien d’autres encore comme les goûts, le travail créateur, les messages etc. Et j’ai constamment buté contre l’évidence que l’art, s’il existe, doit nécessairement se trouver dans tous ces ingrédients comme il y a nécessairement du goût dans tous les bons plats qui ont chacun, cependant, un caractère précis mais qu’aucun de ces ingrédients, même pas le sel, ne peut prétendre servir de dénominateur commun.
Pourtant, dans les Actes de Munster, la question d’ensemble se précise heureusement du point de vue heuristique. Dans le domaine de la connaissance, lorsque la solution d’un problème difficile paraît impossible, c’est souvent parce que la question est mal posée. Qu’il faut un nouveau paradigme. Qu’il faut sortir de la question posée.
Or que faisons-nous actuellement ? Nous nous demandons ce que c’est que l’art en le considérant comme une collection d’objets. Nous étudions séparément 1. les œuvres et tous les multiples aspects qu’elles contiennent, 2. les modes de création et les centaines de pulsions, d’intuitions et de méthodes qui y interviennent et 3. la réception qui est devenue une spécialité ayant gagné ses lettres de noblesse. Ainsi nous créons de belles disciplines qui s’intègrent à l’aise dans les organigrammes de nos universités, mais nous échouons à penser l’art en tant que tel.
J’ai donc voulu changer de logiciel. Ne pas obéir à mon atavisme occidental qui me porte à définir l’essence des choses qui me sont extérieures. Je me suis demandé si l’art n’était pas plutôt quelque chose qui fonctionnait comme un ensemble systémique dont les trois pôles interactifs les uns avec les autres seraient le créateur, l’objet et la réception. Cela n’avait rien de scandaleux puisque l’art fait partie de la vie et que tout est systémique, c’est-à-dire action, interaction et rétroaction dans la vie.
C’est là que la chance m’a aidé. Comme mon université m’avait demandé de faire connaître aux étudiants de Lettres modernes des arts poétiques d’écrivains du monde entier, j’ai fini, après de très longues années de lectures, par y découvrir un invariant, un seul, et ses corollaires sur lesquels il est aujourd’hui possible de construire sérieusement une théorie de l’art. Il affirme que l’art est le résultat (lorsqu’il fonctionne), d’une interaction d’un objet non utile, du créateur qui fabrique cet objet et du récepteur qui reçoit un effet de vie. Un effet de vie qui met en branle toutes les facultés humaines en même temps. Une effervescence du corps-esprit-cerveau. Une plénitude.
IV Prémisses
Aussi est-ce avec joie que j’ai trouvé plusieurs fois dans les communications du Congrès de Munster des idées proches du fonctionnement systémique des arts. En opposant les facta et les ficta, Timo Günther, dans « Paul Ricœur und Jonathan Littell. Ästhetik im Spannungsfeld zwischen facta und ficta » ne va pas jusqu’à considérer explicitement le phénomène littéraire comme un tout, mais cela est implicite. En effet les facta sont des faits, des documents, des archives, des souvenirs et les ficta sont la dimension esthétique des œuvres d’art. En se référant à l’un des derniers livres de Ricœur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Timo Günther s’appuie volontairement sur l’opposition entre les deux et sur le risque que les faits soient absorbés et parfois oubliés par l’art. L’événement en cause est évidemment la Shoah. Or, face à la position de Ricœur, Jonathan Littell, l’auteur du roman très controversé Les Bienveillantes pense tout à l’inverse que, au moment même où il y a de moins en moins de survivants de la Shoah et de son époque, l’art est capable de donner des souvenirs vivants aux lecteurs. Littell réussit à dynamiser, à vivifier, les images du souvenir. L’expression d’ « effet de vie » n’est évidemment pas dite, mais il me semble que c’est bien de cela qu’il s’agit. En effet Timo Günther conclut que les techniques de l’art « font que les événements du roman apparaissent dans l’optique du « comme si » et par conséquent comme une expérience vivante et vécue par le récepteur lui-même. » Or cette petite expression du « comme si », du « als ob » est un résumé pertinent de toute la théorie de l’effet de vie. On la trouve souvent sous la plume des grands créateurs d’art.
L’article de Carolin Fischer, « Stimmung als ästhetische Kategorie ? » suit un autre chemin pour arriver à un résultat tout à fait semblable. Il nous donne d’abord une analyse sémantique magistrale de l’intraduisible « Stimmung ». Apparu en 1548 dans le vocabulaire technique de la musique, il finit chez Schiller et Wilhelm von Humboldt, par désigner l’état poétique par excellence, celui qui est à l’origine de la création vue comme systémique. Il désigne alors, en effet 1. le caractère d’une œuvre d’art 2. l’état d’esprit de son créateur et 3. celui du récepteur. Cette idée n’est pas propre à l’Allemagne. Carolin Fischer la trouve aussi en France par exemple chez Le Brun et chez d’autres théoriciens. Elle conclut que la notion de « Stimmung » conduit, lorsqu’elle est bien élucidée dans le cadre de l’art, vers une esthétique de la réception Wirkungsästhetik (p. 355) ainsi que vers une recherche de l’union des arts. `
Thomas Wägenbauer se met dans le sillage des Performance studies. Dans « Komparatistik und Performance Studies, il analyse en close reading une vidéo de Guillermo Gomez-Penas, Pulled over et fait allusion aux travaux de Bryan Reynolds sur l’époque de Shakespeare. Dans le détail on reste sans doute un peu dans le flou, mais le phénomène art est au moins considéré dans son action et dans sa performativité.
Enfin, si j’ai bien compris la contribution d’Ulrich Meurer, « Skizze zu einer Theorie ästhetischer Kopplungen », elle cherche comment passer de la comparaison d’éléments partiels au principe qui les anime. Il remarque que des efforts ont souvent été faits dans l’histoire des arts pour dépasser la spécificité des figures, des formes, des genres. On peut ainsi comparer la volonté baroque de dépasser les genres à la tentative moderne de trouver de « nouveaux espaces de jeu au-delà de la photographie, de la peinture, de l’art graphique, de la littérature, du théâtre, du cinéma (p. 51). » Il y a par exemple un principe commun à l’oxymore poétique et au clair-obscur pictural. En suivant ce phénomène, Ulrich Meurer se demande si l’art ne serait pas finalement une combinatoire d’éléments, un ars combinatoria, c’est-à-dire « un processus de création par permutation, combinaison et variation (p.53). » Ces combinaisons aboutiraient à trois caractéristiques qui signeraient la spécificité de l’art : la densité des techniques mises en œuvre, l’existence de réseaux embrassant les différents éléments et, enfin, le mouvement qui porterait l’œuvre. Cette esthétique systémique ne va bien sûr pas jusqu’à intégrer ni la réception, ni la création, mais elle admet au moins que la forme d’art exige un ars combinatoria raffiné. Les corollaires de la théorie de l’effet de vie vont d’ailleurs dans cette direction.
CONCLUSION
En conclusion, il me semble donc enrichissant pour tous les comparatistes qui ne se résignent pas à la morcellisation actuelle de notre discipline de lire et de méditer les Actes du Congrès DGAVL de Munster. Ils explorent un grand nombre de pistes qui, bien qu’incapables à elles seules de créer une esthétique universelle, devront un jour en faire partie. Et certains contributeurs pour qui l’art est un phénomène holiste vont dans le sens du seul invariant que l’on trouve sous la plume des écrivains que la postérité considère comme le patrimoine de l’humanité.
Marc-Mathieu Münch |