Écrit par Marc-Mathieu Münch
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Mercredi, 31 Juillet 2019 12:02 |
A propos d’un vers français célèbre,
hommage à Betina Ribeiro Rodrigues da Cunha
On me dit souvent que la théorie de l’effet de vie ne peut expliquer la poésie parce que celle-ci n’est pas accessible au domaine de la rationalité, mais seulement au mystère du vécu. Je m’étonne un peu, certes, qu’on mette d’autorité l’effet de « vie » dans la rationalité pure, mais, ayant moi-même beaucoup vécu le mystère poétique, je puis comprendre que certains, particulièrement exigeants, souhaitent préserver l’expérience du mystère de toute contamination explicative. Et se scandalisent comme un amant à qui on voudrait expliquer l’amour qu’il est en train de si bien vivre.
Mais laissons de côté pour l’instant la nature du savoir, du non-savoir et du vivre et faisons une expérience poétique en partant d’un phrase toute simple. Elle dit simplement ceci : « Un insecte gratte la terre sèche ». Cette phrase n’a rien de poétique ; elle donne un banal renseignement à propos d’un fait dont on n’a pas le contexte.
Mais voici que je la modifie légèrement : « L’insecte gratte la terre sèche ». Ma sensibilité me dit qu’il ne s’agit toujours pas de poésie, mais que l’insecte en question n’est plus n’importe quel insecte parmi des milliards d’autres, mais peut-être un insecte réel, précis ou alors un insecte symbole de tous les insectes. Cela lui donne comme une sorte de présence dans mon esprit, présence qui dure un instant, puis disparaît.
Et voici que ma phrase devient « L’insecte gratte la sécheresse ». Il ne s’agit toujours pas de poésie mais je ne puis m’empêcher (inconsciemment, s’entend) d’établir un rapport un peu riche, un peu comme une vérité générale, entre le concept d’insecte et le concept de sécheresse. C’est que l’esprit humain est friand de vérités. Comme il en a besoin pour survivre, il ne peut s’empêcher de s’interroger quelques instants sur cette phrase. Y aurait-il une conséquence quelconque à en tirer pour la vie pratique ou pour le savoir ?
Et maintenant je fais appel à un grand poète qui me suggère d’écrire plutôt « L’insecte net gratte la sécheresse ». Et c’est aussitôt dans mon corps-esprit-cerveau un surgissement, celui du sentiment que je suis face à de la vraie poésie. Bien entendu, je puis parfaitement éviter, comme mon amoureux, de me poser la question du pourquoi pour mieux jouir du seul effet ! Mais comment, d’un autre côté, ne pas vouloir comprendre ce qui s’est passé et ceci d’autant plus que je sais par expérience professionnelle qu’un surgissement semblable a lieu chez beaucoup d’autres lecteurs si bien que ce vers est devenu célèbre.
Oui, que s’est-il passé ? L’habitude de lire de la poésie et de l’explorer avec mes étudiants a développé mon sens de l’introspection. Il me fait d’abord découvrir que c’est bien l’irruption du mot « net » qui a provoqué le changement d’effet et que c’est donc du côté du rapport, de l’interaction entre les mots qu’il faut commencer de chercher une explication. Une seule syllabe de plus, mais bien placée et bien choisie, voici que tous les mots sans exception ont changé de régime. Il ne s’agit plus de communication, mais d’art.
Allons lentement dans le flot désordonné de l’introspection. Je puis d’abord en extraire le fait que les neuf syllabes de la phrase, syllabes que je n’avais pas comptées, sont devenues dix que je ressens comme un décasyllbe. Et c’est tout le pan de mon habitude de la versification qui s’est réveillé là où il se trouve, c’est-à-dire dans mon corps-esprit-cerveau.
En même temps, je constate que le vague sentiment antérieur que cet insecte n’était pas tout à fait n’importe lequel s’est renforcé d’un adjectif lui attribuant une précision sémantique. Il est « net ». Très bien ! C’est une caractéristique. Mais comme on n’a pas l’habitude de rencontrer ce mot à côté du mot insecte, l’esprit ne peut s’empêcher de s’y attarder un peu. Il est dans sa nature d’être attentif à tout ce qui est insolite. Pour moi, je me suis mis à voir en surimpression vague de l’image qui se lève automatiquement avec ce mot (antennes, tête, carapace et pattes), une surface dure et lisse d’une couleur précise qui en a renforcé la présence. Et, immédiatement, il y a eu dans mon esprit une association forte entre la sonorité « èt » du mot « net » et la sonorité « èkt » du mot « insecte ». C’est que la langue est pleine de graphies, de sons, de rythmes et de timbres qui ne signifient rien en temps normal, mais auxquels le poète peut donner un sens, une force, une couleur en les mettant habilement en association les uns avec les autres et avec ce qu’il est en train de dire. Voici donc par le jeu des sonorités un insecte qui devient une réalité de sens, de rythme, de couleur et de sons. Je pourrais le dessiner, je pourrais le reconnaître entre mille. Je lui donne une personnalité. Le voici presque devenu Monsieur Net !
Ce n’est pas tout. En non-poésie, il n’y a aucune raison pour que le verbe « gratter » soit connoté à l’idée ou à l’image de sécheresse. Mais ici la sonorité « grat » est musicalement assez en contraste avec « èt » et avec « èkt » pour qu’on les associe. Plus généralement, l’allitération en « è » qui caractérise ce vers fait que, dans mon esprit, les choses deviennent aussi des sons et les sons aussi des choses. Comme le dit magnifiquement Victor Hugo, la forme est le fond qui remonte à la surface.
J’évoquais plus haut la reconnaissance du décasyllabe classique. J’ai eu avec quelqu’un qui n’avait pas cette culture, la surprise de l’entendre dire que, dans ces mots, qui, pour lui, ne formaient grammaticalement qu’une simple phrase, il y avait beaucoup de silence. Il ne pouvait s’empêcher ni de faire une pause après « net » et, disait-il, avant « gratte », ni de prononcer le tout lentement. Et il avait spontanément rapproché ce silence (qui tient évidemment phonétiquement à une légère difficulté de prononciation), du décor dans lequel il imaginait la scène.
Ceci dit, je n’ai pas encore évoqué ce que j’appelle l’ouverture en théorie de l’effet de vie. Les poètes savent que chaque lecteur, chaque auditeur a une culture et une expérience de la vie particulière. Et ils savent d’instinct qu’ils peuvent en profiter en parlant de telle sorte qu’un lecteur donné ait intérêt, pour augmenter sa participation et son émotion, à investir toute la force qui se trouve, pour lui, dans une chose précise.
Ainsi le jeu des sonorités et des rytmes de ce vers est-il bien fait pour que des lecteurs ayant un rapport passionnel spécial avec la sécheresse ou avec les coléoptères se mettent à l’investir et augmentent ainsi l’effet de présence de la poésie.
Mais voici maintenant le moment de présenter mes excuses aux mânes de Paul Valéry pour avoir osé sortir son vers de son contexte, ce qui semble faire fi de la cohérence de l’ensemble qui est capitale dans toute œuvre d’art. Il s’agissait seulement de faire une expérience pédagogique pour montrer comment, au bout du compte, une œuvre est réussie lorsqu’elle crée en nous, au moment de la réception, l’effet de présence qui met nos facultés en éveil. On y voit comment une pauvre petite phrase banale de la vie quotidienne la plus plate peut tout à coup se muer en poésie. Il y a une volonté du poète de faire jouer les réactions possibles du lecteur. L’effet de vie consiste à faire voir, imaginer, entendre, sentir une réalité de fiction !
Donc, ceci dit, je sais bien que le vers de Valéry fait partie d’un ensemble, le Cimetière marin où, en plus de sa valeur propre de vers unique, il bénéficie de et renforce tous les autres traits de génie d’un grand artiste !
Aussi ne serons-nous pas étonnés de rencontrer dans la strophe où se trouve notre vers une sorte de câmera lenta qui en renforce le silence, le vide, l’immobilité et la méditation sur la mort.
Ici venu, l’avenir est paresse
L’insecte net gratte la sécheresse
Tout est brûlé, défait, reçu dans l’air
A je ne sais quelle sévère essence…
La vie est vaste, étant ivre d’absence
Et l’amertume est douce, et l’esprit clair.
Lorsque Valéry se sert du rythme et des sonorités pour remotiver la langue, il use de moyens précieux, mais relativement faciles, mais lorsqu’il va jusqu'à mettre, en surimpression de ce court moment où l’insecte est vu en câmera lenta, la vie vaste, la mort proche et l’esprit qui s’efforce à la clarté, il est un immense poète. Tout seul notre vers est déjà de la vraie poésie, mais comme il est magnifié par le contexte qu’il contribue d’ailleurs à faire voir !
Aussi faudrait-il pour s’approcher lucidement du miracle du Cimetière marin des pages et des pages pour explorer tous les réseaux qui s’interpénètrent et se renforcent dans un décor qui finit par nous faire vivre la méditation d’un homme qui contemple la mer depuis son futur cimetière.
Tant il est vrai que la théorie de l’effet de vie a l’ambition de révéler les moyens techniques qui prévoient la venue du lecteur sans en nier la liberté du cheminement.
En Occident, pendant des siècles, on a pensé que l’essence de la beauté pouvait se définir, se codifier et s’imposer aux artistes. Ensuite, depuis l’époque relativiste, on a admis le pluriel du beau. Ces deux points de vue sont insuffisants : le premier empêche de voir l’originalité inévitable de chaque nouveau style ; le second nous empêche aujourd’hui de définir la beauté tout en la pratiquant. Il faudra bien, dans l’avenir, que l’on arrive à une théorie de l’art combinant le pluriel du beau et le singulier de l’art. Telle est l’ambition de la recherche en effet de vie.
Marc-Mathieu Münch
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Écrit par Marc-Mathieu Münch
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Dimanche, 23 Juin 2019 17:29 |
Hermann Ofaire, Moi, Fouquet, peintre du roi
Éditions Pierre Philippe, 2018, 127 p.
Les historiens du XIXe siècle pensaient se rapprocher très près de la vérité grâce aux nombreux documents authentiques qu’ils étaient à même de rassembler. L’histoire n’était plus, alors, ni une apologie de l’action des puissants, ni un discours obéissant aux règles de la rhétorique.
Mais le XXe siècle, surtout après Nietzsche, s’est mis à douter de la vérité historique comme de la Vérité en général avec un grand « V ». Après être tombée, au XIXe siècle, dans le pluriel du beau, la civilisation occidentale est tombée dans le pluriel du vrai. Nous vivons maintenant dans une culture du relatif. Nous apprécions les sciences humaines, mais nous savons que tout ce qui s’y affirme vient d’un individu ou d’un groupe partiel incarnant un point de vue spécial et donc ouvert à la déconstruction.
En somme, la fiction et la vérité se sont unis en un couple qui a, comme tous les couples, de bons et de mauvais jours. Mais, l’humain étant fondamentalement paradoxal, il est un domaine, la littérature, où le mariage du vrai et de la fiction a subitement créé de nouvelles et riches perspectives.
Autrefois, lorsqu’on écrivait un roman, par exemple lhistoire d’Emma Bovary, il était entendu qu’il s’agissait d’une fiction qui, bien que charriant plus ou moins clandestinement des scènes vécues, devait être lue comme une aventure inventée.
Parallèlement, lorsqu’on écrivait ou lisait une page d’histoire, par exemple la reddition de Vercingétorix à César, on ne pouvait s’empêcher, malgré l’absence de documents, de suggérer les paroles, les gestes, les sentiments qui avaient dû être dites, réalisés ou éprouvés.
Ainsi le pluriel du vrai, qui est en soi une grande angoisse, a–t-il ouvert aux artistes tout un domaine habile à exploiter la frontière entre la fiction et le réel.
Or dans Moi, Fouquet, peintre du roi, Charles Ofaire, exploite à merveille tout ce nouvel espace, en « rédigeant » le journal intime du grand peintre français, Jean Fouquet (1420 ?- 1480 ?).
Du premier au dernier chapitre, nous nous trouvons pour ainsi dire devant une tapisserie « médiévale » dont les fils, les couleurs et les textures modernes tissent des faits d’histoire, les interprétations de ces faits et le monde intime de l’artiste Charles Ofaire. Moyennant quoi, le livre réussit, m’a-t-il semblé, à dépasser l’histoire pour répondre à la question éternelle de la nature de l’art.
L’ambition du peintre du XVe siècle ayant été de réussir un tableau « au complet », celui de l’écrivain du XXIe est de faire vivre un moment complet de la France autour de l’an de Grâce 1461 qui fut celui de la mort de Charles VII et de l’avènement de Louis XI.
Au centre du tableau, à la meilleure place, nous trouvons, bien entendu, le « je » de celui qui se vante d’être le peintre du roi mais qui doute aussi de lui-même tout en étant fier de la formule qu’il offre d’entrée de jeu à son journal et à son lecteur éventuel : « peindre faute de connaître » ! Ce journal intime avait d’ailleurs commencé par le récit d’une page de velin blanc arrachée par un méchant coup de vent…
Autour de ce « je », nous voyons tout un petit peuple du quinzième siècle tourangeau. Voici par exemple le parcheminier et son pourrissoir puant. Voici l’atelier du Maître, ses compagnons et ce jeune Alain qui va provoquer sa colère parce qu’un vrai peintre, n’est-ce pas, ne peut s’empêcher de posséder le modèle de son tableau, en l’occurrence, la Pucelle !
Voici la foule d’une joyeuse fête populaire à Tours ou bien, lors d’un voyage à Paris, la description des misères et de la paillardise de cette ville. Nous avons particulièrement apprécié le récit pittoresque et vivant d’une Passion jouée à Tours et mise en scène par Fouquet lui-même où il nous livre quelques-uns de ses secrets de metteur en scène.
Une vie de peintre, cela fait voir du monde. Par exemple des religieux qui ont besoin de retables pour leurs églises et pour leur foi. Aussi rencontrons-nous un jeune chanoine faisant peindre une Descente de croix. Il a « un seul texte à se casser la tête », mais il n’en sort « jamais cassé mais réconforté ». Le lecteur devine combien la foi est encore solide au quinzième siècle et combien les humains ont besoin de certitudes stables.
Le tableau de Charles Ofaire montre aussi deux rois. Louis VII, le mauvais roi au visage sulfurique, entraîne son peintre dans une intrigue amoureuse complexe. Agnès est sa « belle dame ». Il monte avec elle dans l’atelier de Fouquet pour en faire le portrait. Elle s’assied, elle prend la pose, elle se dévoile et l’artiste tombe amoureux de sa beauté. Mais le roi n’aime plus sa « belle dame ». Son fantasme est un portrait de la Pucelle que, lâchement, il n’a pas soutenue dans sa guerre, ce qui le traumatise. Mais comment peindre une femme qui ne peut plus poser ? Charles Ofaire a l’art de nous faire deviner la complexité de cette situation amoureuse.
Ceci dit, l’essentiel de ce journal peut-être aussi dans ce qu’il fait deviner de la nature de l’art, ou, pour reprendre l’expression du début, de ce que c’est que de « peindre au complet ».
Fouquet-Ofaire ne nous cache pas les difficultés de l’art et nous donne quelques-uns de ses secrets : Il faut toujours être en quête des bonnes images, mais ensuite il faut leur obéir. Il faut chercher les signes, puis savoir s’y noyer. Dans le portrait, il faut viser « un cil d’éternité » (j’ai beaucoup apprécié cette expression). Il faut en même temps attendre et se fondre dans le rêve ; il faut enfin bien connaître le réel, mais c’est pour mieux le dépasser.
Maintenant, si l’on cherche le fin mot de l’art vu par Fouquet-Ofaire, on le découvre très proche de notre effet de vie, par exemple dans un dialogue où Louis XI, le bon roi lui dit : « Vous avez jadis dessiné ma mère, et je considère cette feuille comme le bijou le plus précieux que j’aie, plus inestimable qu’un diamant… Je la contemple sans cesse, ma mère y est vivante, je lui parle comme à une vivante, vous lui avez rendu pour moi la vie, Maître Fouquet. »
Marc-Mathieu Münch
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Écrit par Marc-Mathieu Münch
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Jeudi, 31 Mars 2016 09:04 |
Et fiat sonus
Jean-Jacques Werner Intégrale de l’œuvre pour piano
De même qu’il a d’abord fallu séparer les ténèbres de la lumière pour faire un monde, il a ensuite fallu séparer les sons du bruit pour avoir un monde complet. C’est la tâche des compositeurs de toujours et plus particulièrement des contemporains lorsqu’ils aiment remonter aux origines de leur art, au son, au timbre, au rythme, aux hauteurs et aux durées.
Oui, si j’en crois mon émotion et mon oreille, c’est là que résident les premières sources, le terreau bénéfique de Jean-Jacques Werner tel qu’on le découvre dans son Intégrale de l’œuvre pour piano parfaitement interprété par Geneviève Ibanez et par Daniel Spiegelberg pour Marcal classics.
La musique est d’abord un matériau incitatif venu du fond des âges et intimement lié à notre vécu. Jean-Jacques Werner le prend tel qu’il l’entend et le reçoit de son inspiration sans se préoccuper d’abord des styles et des systèmes déjà constitués, voire dominants.
Pour écouter l’œuvre pour piano de Werner, il faut donc se laisser faire timbre. C’est alors que l’on découvre que son génie va prendre ses idées jusque dans le matériau même, dans la corde frappée claire d’un marteau de feutre. Dans la note pure qui peut surgir comme une piqûre, mais qui déploie ensuite pour vous, comme une danseuse, toutes les voiles de ses harmoniques.
Pour écouter Werner, il faut se laisser devenir hauteur et intensité. Chaque note a sa valeur, son identité, son caractère ; chacune est capable de s’affirmer ou de se minimiser, d’exiger ou d’aimer, mais toutes, volages ou non, s’accordent à construire des formes cohérentes.
Il faut se laisser devenir rythme naturel car les rythmes sont les pulsions originelles du monde : structurantes et porteuses, mais sans raideur et loin du métronome de l’instituteur.
Il faut enfin se laisser grandir intervalle, accord, agrégat vertical, comme une silhouette, ou figure horizontale, comme un geste. Il faut surtout, je crois, rester sensible aux rapports mystérieux, aux fraternités et aux conflits de tous ces sons du clavier qui appartiennent tous à la même fratrie dont ils semblent vivre toutes les potentialités.
Si, pour faire une expérience, on écoute cette musique en tentant de prévoir la note, l’accord, la figure qui va venir, on se trompe presque toujours. Mais dès qu’on a reçu le choix du maître, on comprend que c’est le seul possible, celui qui était quelque part dans le moment précédent, qu’on n’avait pas deviné et qui avait pourtant besoin de naître.
Et voici où je voulais en venir. Werner compose au piano par séquences successives distinctes qui ne font pas que se suivre, qui se parlent, qui s’engendrent l’une l’autre par des liens cachés que l’on ne prévoit pas d’abord. C’est ainsi qu’elles me semblent capables de dire la situation de l’homme d’aujourd’hui devant un monde étrange dont les cohérences, les certitudes, les stabilités s’effondrent comme des avalanches en haute montagne. Tout bouge et doute ; tout se métamorphose ; l’univers évolue sans cesse ; les atomes se rencontrent, se recomposent ; la vie, partout, est en gestation continuelle. Il m’a semblé que le piano de Werner entrouvre pour ses auditeurs le laboratoire de l’univers en évolution.
Ce sentiment du face à face de l’homme et du monde qui est sans doute la signature de Werner, ne me fait pas oublier, pourtant ni la vie concrète, ni les rapports avec les autres hommes. La musique pure n’exprime rien de précis – c’est son génie propre- quelle chance ! - mais suggère et suscite puissamment. Jean-Jacques Werner nous tient la main sur ce chemin en donnant parfois des titres à ses pièces.
Ainsi la Boîte à jeux (1961) est un petit bijou à 4 mains rappelant Schumann. Une gaieté doublée d’humour ludique suit les impulsions d’une mélodie ferme et lumineuse.
On la rapprochera des Trois mouvements circulaires (1970) qui se jouent de l’idée de cercle, y placent des rondes sautillantes et harmonieuses puis s’interrogent sur l’idée même de cercle en une question poignante avant de trouver une conclusion apaisée.
Avec les Chansons-rêves (1971) composées pour sa fille de trois ans, Jean-Jacques Werner nous offre des mélodies douces, des bribes de contrepoint, des rythmes réguliers et prenants. Ce sont les sourires d’un père au-dessus d’un enfant qui dort dans la paix de son oreiller brodé d’anges.
La Ligne d’horizon (1990) est un cadeau de mariage. Loin des danses et des rires d’une fête bruyante, le maître a voulu suivre en idée et en musique la « ligne d’horizon » d’une vie à venir, lointaine encore, incertaine, en pointillé.
Mais voici quelques-unes des grandes interrogations qui m’ont particulièrement touché. Alter ego (1975) exprime toutes les grandes questions de la maturité. Le titre déjà nous dit que chacun de nous est un autre pour lui-même depuis sa note la plus basse (quelle profondeur ! ) à la plus aiguë, (quel mystère !). Alter ego explore tous les recoins, toutes les surprises d’un être qui se cherche mais qui se révèle toujours authentique et bienveillant.
Que peut bien nous révéler L’Oiseau prophète dans son chant flûté (2008) ? On aimerait bien le savoir, mais il s’entoure d’un mystère qu’il creuse encore vers la fin au moyen de basses profondes. Sans doute a-t-on seulement le droit de se laisser porter par la délicatesse de ses notes perlées qui ne semblent heureusement pas annoncer de catastrophes. A nous d’y puiser réconfort et beauté.
Remember the question est de 1987. Cette pièce s’inspire de la gravité d’accords dont toutes les notes comptent et de figures insistantes et même lancinantes. N’oubliez pas nous dit-on, qu’il y a ici une question primordiale. Mais saurons-nous jamais ce qu’ elle demande, cette question ? Malgré nos accès de colère, elle se dérobe dans des intervalles étranges comme des grottes pour finir dans un silence angoissant.
Or toutes ces émotions ne vivent que grâce à un langage musical qui trouve les justes formules. Werner est un compositeur qui cherche et qui trouve. Dans W comme Gombrowicz ( 1991), j’ai admiré l’invention des trois petites frappes sur le bois du piano qui mettent la touche finale, nécessaire, à tout un jeu expressif sur les pleines ou partielles résonances des points d’orgue. Toute la pièce est une féerie inventive de notes primordiales comme par exemple ce petit groupe de quatre notes qui sont relatives l’une à l’autre comme les étoiles d’une constellation mythologique. Obstinées, insistantes et fragiles de leur volonté même d’existence, elles finissent par susciter tout un monde.
Bien d’autres pièces comme la Sonate de 1962 ou celle pour deux pianos de (1975) ou Night sky (1997) et d’autres devraient venir témoigner ici pour préciser l’art de Jean-Jacques Werner au piano, mais il est temps de dire combien il est bien servi par ses deux interprètes, Geneviève Ibanez et Daniel Spiegelberg. Ils ont su, chacun avec sa personnalité propre, incarner parfaitement la concentration sonore et humaine de pièces qui savent exprimer la rencontre de l’humain et du monde. Cette qualité de concentration est rare ; elle vient à la rencontre des moindres inflexions de l'inspiration du compositeur ; l'auditeur le sent, l'entend et admire cette parfaite compréhension.
Marc-Mathieu Münch |
Écrit par Marc-Mathieu Münch
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Dimanche, 06 Décembre 2015 17:50 |
Pixel, spectacle de danse de Mourad Merzouki, Paris, La Grande Halle, le 1er décembre 2015.
Et voici tout à coup la sidération de celui qui entre dans un ciel nocturne, un ciel assez sombre mais dont les étoiles vivantes ont toutes les mobilités imaginables. Car nous sommes dans un nouvel univers ; nous spectateurs, nous avons le privilège de découvrir des configurations inouïes de mondes possibles. Ce sont des ruissellements de pixels, des rassemblements de spots lumineux, des regroupements denses, des dispersions ailées ou alors des réseaux, des filets, des cercles intenses et des spirales filantes. Tout bouge apparemment selon la fantaisie de l’artiste, mais en même temps, c’est clair, tout a un ordre caché. On voit bien que des lois géométriques complexes président à chaque ruissellement de lumière. Des axes précis, des formules mathématiques rigoureuses collaborent à la fantaisie.
Et puis, plus bas, au sol, voici la danse des hommes et des femmes, la gesticulation éternelle de l’humain dans les rêts du monde. Elle est belle et terrible. Par moments, c’est un fabuleux grouillement de gestes interrompus, de crochets brusques, de sursauts brisés, de jambes, de bras qui se tendent et s’affolent vous ne savez pas pourquoi. Toute l’énergie humaine est là, toute la pauvre énergie qui cherche à créer quelque chose ou simplement à survivre.
Alors ce sont des tours de force que l’on n’aurait pu imaginer, des exploits, des virtuosités éblouissantes. Rien ne semble impossible aux danseurs de la troupe de Mourad Merzouki. Et pourtant il ne choisit jamais pour elle-même la facilité de la virtuosité. Qu’il en soit félicité.
On ne saurait citer tous les meilleurs moments. Disons pourtant un mot tout spécial des moments ou des danseurs jouent avec un cerceau et réussissent à force de grâce et de souplesse à incarner quelque chose comme la rencontre de l’humain et des lois du monde.
Et que dire de la musique composée spécialement pour cette féerie ? Elle danse avec et sur les vagues gestuelles de la chorégraphie. Elle leur apporte en surimpression fraternelle le prolongement de l’émotion jusqu’au royaume secret où réside, au-delà des mots et des sens, le mystère de l’âme. Je me suis senti soulevé, balancé et comme renouvelé par les nacelles sonores et aériennes qui me soulevaient.
Maintenant, pour dépasser la simple description de ce magnifique spectacle, tâchons d’en dire l’esthétique. Dans le style sublimé de la danse hip-hop qui convient si bien à notre monde hystérique, Mourad Merzouki a voulu mettre en valeur les principes premiers de la danse : le geste intransitif, l’espace lumineux, la musique bougée et la rencontre avec l’Autre. Au lieu de nous raconter des histoires, il raconte la danse, la danse elle-même et son secret : partir d’un geste pour créer un monde, la vie, les émotions et les destins terribles et nus de nos vies d’humains écrasés sur le sol, mais la tête dans les nuées.
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Écrit par Marc-Mathieu Münch
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Mercredi, 26 Octobre 2011 18:59 |
Anima Christi pour chœur, bols rituels chantants (Tibet), gong, petites cloches de temple et cymbale tibétaine. Oeuvre d'Alain Kresmski. Eglise des Billettes, Paris, 22 octobre 2011.
Cette œuvre sublime dont le titre se réfère à l’âme du Christ est un événement à la fois syncrétiste et post-moderne.
Sur les syllabes d’un texte latin extrait, dit le programme, d’une litanie franciscaine du XIIIe siècle, le chœur chante de longs accords, de longues tenues qui progressent comme les houles de la haute mer. On se croirait volontiers ou dans le voisinage d’un monastère oriental ou alors, directement, sous la musique cosmique des sphères.
Mais des sons étranges viennent parfois rompre l’harmonie établie comme si ces sphères mystérieuses devaient de temps en temps se restructurer sur des axes nouveaux.
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