Moi, Fouquet, peintre du roi |
Écrit par Marc-Mathieu Münch |
Dimanche, 23 Juin 2019 17:29 |
Hermann Ofaire, Moi, Fouquet, peintre du roi
Les historiens du XIXe siècle pensaient se rapprocher très près de la vérité grâce aux nombreux documents authentiques qu’ils étaient à même de rassembler. L’histoire n’était plus, alors, ni une apologie de l’action des puissants, ni un discours obéissant aux règles de la rhétorique. Mais le XXe siècle, surtout après Nietzsche, s’est mis à douter de la vérité historique comme de la Vérité en général avec un grand « V ». Après être tombée, au XIXe siècle, dans le pluriel du beau, la civilisation occidentale est tombée dans le pluriel du vrai. Nous vivons maintenant dans une culture du relatif. Nous apprécions les sciences humaines, mais nous savons que tout ce qui s’y affirme vient d’un individu ou d’un groupe partiel incarnant un point de vue spécial et donc ouvert à la déconstruction. En somme, la fiction et la vérité se sont unis en un couple qui a, comme tous les couples, de bons et de mauvais jours. Mais, l’humain étant fondamentalement paradoxal, il est un domaine, la littérature, où le mariage du vrai et de la fiction a subitement créé de nouvelles et riches perspectives. Autrefois, lorsqu’on écrivait un roman, par exemple lhistoire d’Emma Bovary, il était entendu qu’il s’agissait d’une fiction qui, bien que charriant plus ou moins clandestinement des scènes vécues, devait être lue comme une aventure inventée. Parallèlement, lorsqu’on écrivait ou lisait une page d’histoire, par exemple la reddition de Vercingétorix à César, on ne pouvait s’empêcher, malgré l’absence de documents, de suggérer les paroles, les gestes, les sentiments qui avaient dû être dites, réalisés ou éprouvés. Ainsi le pluriel du vrai, qui est en soi une grande angoisse, a–t-il ouvert aux artistes tout un domaine habile à exploiter la frontière entre la fiction et le réel. Or dans Moi, Fouquet, peintre du roi, Charles Ofaire, exploite à merveille tout ce nouvel espace, en « rédigeant » le journal intime du grand peintre français, Jean Fouquet (1420 ?- 1480 ?). Du premier au dernier chapitre, nous nous trouvons pour ainsi dire devant une tapisserie « médiévale » dont les fils, les couleurs et les textures modernes tissent des faits d’histoire, les interprétations de ces faits et le monde intime de l’artiste Charles Ofaire. Moyennant quoi, le livre réussit, m’a-t-il semblé, à dépasser l’histoire pour répondre à la question éternelle de la nature de l’art. L’ambition du peintre du XVe siècle ayant été de réussir un tableau « au complet », celui de l’écrivain du XXIe est de faire vivre un moment complet de la France autour de l’an de Grâce 1461 qui fut celui de la mort de Charles VII et de l’avènement de Louis XI. Au centre du tableau, à la meilleure place, nous trouvons, bien entendu, le « je » de celui qui se vante d’être le peintre du roi mais qui doute aussi de lui-même tout en étant fier de la formule qu’il offre d’entrée de jeu à son journal et à son lecteur éventuel : « peindre faute de connaître » ! Ce journal intime avait d’ailleurs commencé par le récit d’une page de velin blanc arrachée par un méchant coup de vent… Autour de ce « je », nous voyons tout un petit peuple du quinzième siècle tourangeau. Voici par exemple le parcheminier et son pourrissoir puant. Voici l’atelier du Maître, ses compagnons et ce jeune Alain qui va provoquer sa colère parce qu’un vrai peintre, n’est-ce pas, ne peut s’empêcher de posséder le modèle de son tableau, en l’occurrence, la Pucelle ! Voici la foule d’une joyeuse fête populaire à Tours ou bien, lors d’un voyage à Paris, la description des misères et de la paillardise de cette ville. Nous avons particulièrement apprécié le récit pittoresque et vivant d’une Passion jouée à Tours et mise en scène par Fouquet lui-même où il nous livre quelques-uns de ses secrets de metteur en scène. Une vie de peintre, cela fait voir du monde. Par exemple des religieux qui ont besoin de retables pour leurs églises et pour leur foi. Aussi rencontrons-nous un jeune chanoine faisant peindre une Descente de croix. Il a « un seul texte à se casser la tête », mais il n’en sort « jamais cassé mais réconforté ». Le lecteur devine combien la foi est encore solide au quinzième siècle et combien les humains ont besoin de certitudes stables. Le tableau de Charles Ofaire montre aussi deux rois. Louis VII, le mauvais roi au visage sulfurique, entraîne son peintre dans une intrigue amoureuse complexe. Agnès est sa « belle dame ». Il monte avec elle dans l’atelier de Fouquet pour en faire le portrait. Elle s’assied, elle prend la pose, elle se dévoile et l’artiste tombe amoureux de sa beauté. Mais le roi n’aime plus sa « belle dame ». Son fantasme est un portrait de la Pucelle que, lâchement, il n’a pas soutenue dans sa guerre, ce qui le traumatise. Mais comment peindre une femme qui ne peut plus poser ? Charles Ofaire a l’art de nous faire deviner la complexité de cette situation amoureuse. Ceci dit, l’essentiel de ce journal peut-être aussi dans ce qu’il fait deviner de la nature de l’art, ou, pour reprendre l’expression du début, de ce que c’est que de « peindre au complet ». Fouquet-Ofaire ne nous cache pas les difficultés de l’art et nous donne quelques-uns de ses secrets : Il faut toujours être en quête des bonnes images, mais ensuite il faut leur obéir. Il faut chercher les signes, puis savoir s’y noyer. Dans le portrait, il faut viser « un cil d’éternité » (j’ai beaucoup apprécié cette expression). Il faut en même temps attendre et se fondre dans le rêve ; il faut enfin bien connaître le réel, mais c’est pour mieux le dépasser. Maintenant, si l’on cherche le fin mot de l’art vu par Fouquet-Ofaire, on le découvre très proche de notre effet de vie, par exemple dans un dialogue où Louis XI, le bon roi lui dit : « Vous avez jadis dessiné ma mère, et je considère cette feuille comme le bijou le plus précieux que j’aie, plus inestimable qu’un diamant… Je la contemple sans cesse, ma mère y est vivante, je lui parle comme à une vivante, vous lui avez rendu pour moi la vie, Maître Fouquet. » Marc-Mathieu Münch
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