Et fiat sonus Jean-Jacques Werner Intégrale de l'œuvre pour piano |
Écrit par Marc-Mathieu Münch |
Jeudi, 31 Mars 2016 09:04 |
Et fiat sonus
Jean-Jacques Werner Intégrale de l’œuvre pour piano
De même qu’il a d’abord fallu séparer les ténèbres de la lumière pour faire un monde, il a ensuite fallu séparer les sons du bruit pour avoir un monde complet. C’est la tâche des compositeurs de toujours et plus particulièrement des contemporains lorsqu’ils aiment remonter aux origines de leur art, au son, au timbre, au rythme, aux hauteurs et aux durées.
Oui, si j’en crois mon émotion et mon oreille, c’est là que résident les premières sources, le terreau bénéfique de Jean-Jacques Werner tel qu’on le découvre dans son Intégrale de l’œuvre pour piano parfaitement interprété par Geneviève Ibanez et par Daniel Spiegelberg pour Marcal classics.
La musique est d’abord un matériau incitatif venu du fond des âges et intimement lié à notre vécu. Jean-Jacques Werner le prend tel qu’il l’entend et le reçoit de son inspiration sans se préoccuper d’abord des styles et des systèmes déjà constitués, voire dominants.
Pour écouter l’œuvre pour piano de Werner, il faut donc se laisser faire timbre. C’est alors que l’on découvre que son génie va prendre ses idées jusque dans le matériau même, dans la corde frappée claire d’un marteau de feutre. Dans la note pure qui peut surgir comme une piqûre, mais qui déploie ensuite pour vous, comme une danseuse, toutes les voiles de ses harmoniques.
Pour écouter Werner, il faut se laisser devenir hauteur et intensité. Chaque note a sa valeur, son identité, son caractère ; chacune est capable de s’affirmer ou de se minimiser, d’exiger ou d’aimer, mais toutes, volages ou non, s’accordent à construire des formes cohérentes.
Il faut se laisser devenir rythme naturel car les rythmes sont les pulsions originelles du monde : structurantes et porteuses, mais sans raideur et loin du métronome de l’instituteur.
Il faut enfin se laisser grandir intervalle, accord, agrégat vertical, comme une silhouette, ou figure horizontale, comme un geste. Il faut surtout, je crois, rester sensible aux rapports mystérieux, aux fraternités et aux conflits de tous ces sons du clavier qui appartiennent tous à la même fratrie dont ils semblent vivre toutes les potentialités.
Si, pour faire une expérience, on écoute cette musique en tentant de prévoir la note, l’accord, la figure qui va venir, on se trompe presque toujours. Mais dès qu’on a reçu le choix du maître, on comprend que c’est le seul possible, celui qui était quelque part dans le moment précédent, qu’on n’avait pas deviné et qui avait pourtant besoin de naître.
Et voici où je voulais en venir. Werner compose au piano par séquences successives distinctes qui ne font pas que se suivre, qui se parlent, qui s’engendrent l’une l’autre par des liens cachés que l’on ne prévoit pas d’abord. C’est ainsi qu’elles me semblent capables de dire la situation de l’homme d’aujourd’hui devant un monde étrange dont les cohérences, les certitudes, les stabilités s’effondrent comme des avalanches en haute montagne. Tout bouge et doute ; tout se métamorphose ; l’univers évolue sans cesse ; les atomes se rencontrent, se recomposent ; la vie, partout, est en gestation continuelle. Il m’a semblé que le piano de Werner entrouvre pour ses auditeurs le laboratoire de l’univers en évolution.
Ce sentiment du face à face de l’homme et du monde qui est sans doute la signature de Werner, ne me fait pas oublier, pourtant ni la vie concrète, ni les rapports avec les autres hommes. La musique pure n’exprime rien de précis – c’est son génie propre- quelle chance ! - mais suggère et suscite puissamment. Jean-Jacques Werner nous tient la main sur ce chemin en donnant parfois des titres à ses pièces.
Ainsi la Boîte à jeux (1961) est un petit bijou à 4 mains rappelant Schumann. Une gaieté doublée d’humour ludique suit les impulsions d’une mélodie ferme et lumineuse.
On la rapprochera des Trois mouvements circulaires (1970) qui se jouent de l’idée de cercle, y placent des rondes sautillantes et harmonieuses puis s’interrogent sur l’idée même de cercle en une question poignante avant de trouver une conclusion apaisée.
Avec les Chansons-rêves (1971) composées pour sa fille de trois ans, Jean-Jacques Werner nous offre des mélodies douces, des bribes de contrepoint, des rythmes réguliers et prenants. Ce sont les sourires d’un père au-dessus d’un enfant qui dort dans la paix de son oreiller brodé d’anges.
La Ligne d’horizon (1990) est un cadeau de mariage. Loin des danses et des rires d’une fête bruyante, le maître a voulu suivre en idée et en musique la « ligne d’horizon » d’une vie à venir, lointaine encore, incertaine, en pointillé.
Mais voici quelques-unes des grandes interrogations qui m’ont particulièrement touché. Alter ego (1975) exprime toutes les grandes questions de la maturité. Le titre déjà nous dit que chacun de nous est un autre pour lui-même depuis sa note la plus basse (quelle profondeur ! ) à la plus aiguë, (quel mystère !). Alter ego explore tous les recoins, toutes les surprises d’un être qui se cherche mais qui se révèle toujours authentique et bienveillant.
Que peut bien nous révéler L’Oiseau prophète dans son chant flûté (2008) ? On aimerait bien le savoir, mais il s’entoure d’un mystère qu’il creuse encore vers la fin au moyen de basses profondes. Sans doute a-t-on seulement le droit de se laisser porter par la délicatesse de ses notes perlées qui ne semblent heureusement pas annoncer de catastrophes. A nous d’y puiser réconfort et beauté.
Remember the question est de 1987. Cette pièce s’inspire de la gravité d’accords dont toutes les notes comptent et de figures insistantes et même lancinantes. N’oubliez pas nous dit-on, qu’il y a ici une question primordiale. Mais saurons-nous jamais ce qu’ elle demande, cette question ? Malgré nos accès de colère, elle se dérobe dans des intervalles étranges comme des grottes pour finir dans un silence angoissant.
Or toutes ces émotions ne vivent que grâce à un langage musical qui trouve les justes formules. Werner est un compositeur qui cherche et qui trouve. Dans W comme Gombrowicz ( 1991), j’ai admiré l’invention des trois petites frappes sur le bois du piano qui mettent la touche finale, nécessaire, à tout un jeu expressif sur les pleines ou partielles résonances des points d’orgue. Toute la pièce est une féerie inventive de notes primordiales comme par exemple ce petit groupe de quatre notes qui sont relatives l’une à l’autre comme les étoiles d’une constellation mythologique. Obstinées, insistantes et fragiles de leur volonté même d’existence, elles finissent par susciter tout un monde.
Bien d’autres pièces comme la Sonate de 1962 ou celle pour deux pianos de (1975) ou Night sky (1997) et d’autres devraient venir témoigner ici pour préciser l’art de Jean-Jacques Werner au piano, mais il est temps de dire combien il est bien servi par ses deux interprètes, Geneviève Ibanez et Daniel Spiegelberg. Ils ont su, chacun avec sa personnalité propre, incarner parfaitement la concentration sonore et humaine de pièces qui savent exprimer la rencontre de l’humain et du monde. Cette qualité de concentration est rare ; elle vient à la rencontre des moindres inflexions de l'inspiration du compositeur ; l'auditeur le sent, l'entend et admire cette parfaite compréhension.
Marc-Mathieu Münch |