Passion, l’opéra chorégraphique de Pascal Dusapin et Sasha Waltz qui vient d’être donné les 6, 8 et 10 octobre à Paris restera longtemps dans les mémoires si j’en crois mon émotion. Il sera souvent repris tant il ressemble aux œuvres durables. Il sera souvent réinterprété tant ses gênes sont riches de palingénésies ultérieures.
Il nous plonge en effet sans attendre dans un entre-deux angoissant entre la vie et la mort, le sommeil et l’éveil, le sombre et le clair, l’amour et l’abandon, en somme là où les contradictions ne se rejoignent pas, selon l’une des formules du livret, c’est-à-dire… dans la condition humaine. Il nous fait de plus flotter dans une sorte de liquide amnio-culturel imprécis où nagent des allusions à Orphée, à Monteverdi, à Debussy, à Dante, au Serpent, à la Bête, au chœur tragique des Grecs ou à la triste Ariane abandonnée.
Le texte italien confirme l’imprécision volontaire de l’intrigue. Il apporte des mots sonores plutôt que des phrases et presque plus de points d’interrogation que d’affirmations.
Il y a là plus de réponses à côté des questions posées que de réponses pertinentes. Pourtant, il parle clairement de désirs-tourments, de surdité et de cécité, de peur et de tristesse et l’on sent qu’une catastrophe est sans doute proche. Quant au « so tutto » de la fin, au « je sais tout », dernier mot du livret, il n’arrange rien ; il montre seulement qu’il n’y a pas de happy end possible.
Les trois personnages sont des types plutôt que des individus. « Lui » est l’homme lâche, incapable de construire un destin et un amour. « Lei » est la femme amoureuse qui se sent glisser à sa perte. « Gli altri », enfin, sont bien comme tous les humains, des gens changeants, parfois compatissants, parfois méchants, parfois simples spectateurs servant d’écho au drame qui se joue devant eux et à travers eux. La foule, quoi, la pauvre foule de la tragédie grecque.
Or, c’est ici que se trouve, me semble-t-il, le noyau producteur de l’œuvre. L’imprécision de la donnée et l’extrême ténuité voulue du progrès de l’intrigue risquant de générer une œuvre imprécise et floue, deviennent l’occasion d’un rétablissement magistral. Quand on se demande qui peuvent bien être ces gens qui n’ont pas de nom et pas d’état social, ce qu’ils veulent et ce qu’ils peuvent bien avoir à nous dire, on sent que ce sont la lumière, la chorégraphie et la musique qui vont donner à tout l’opéra sa forme. Pascal Dusapin a choisi délibérément une forme au-delà des mots, au-delà du sens, mais cependant très précise. Ces trois arts relèvent le défi. Dans une remarquable cohérence, ils réussissent ensemble un accord de complémentarité avec le texte qui est d’une qualité rare. Mais il faut leur faire confiance.
Aussi savent-ils enfoncer, dans le for intérieur du spectateur-auditeur, plutôt que du sens, les clous poignants et les ondes brûlantes de la condition humaine au cœur de l’homme impuissant et ahuri. Essayons d’en amorcer une analyse forcément délicate et personnelle.
La lumière de Thilo Rheuter n’est d’abord qu’un clair-obscur, que dis-je, qu’un obscur-clair incertain qui n’accroche que les contours des gestes et des corps. Mais peu à peu elle se métamorphose en noir et blanc ou plus exactement en noir ou blanc qui finira par mettre une lumière très crue sur la solitude de la nudité humaine. De même, la séquence filmée dans un décor de cimetière industriel (particulièrement tragique pour les spectateurs contemporains) crée de l’angoisse par sa lumière trop crue, tandis que la toile translucide qui éloigne de nous les blanches danseuses agit comme la lointaine réminiscence de très belles choses revues dans un cauchemar.
Or c’est dans ces lumières qu’éclatent la puissance des gestes et des sons. La gestuelle des danseurs et des deux solistes (qui sont ici dans une cohabitation admirable) expriment bien sûr d’abord l’échec de l’amour et l’incommunicabilité des êtres, mais ensuite et comme par vagues successives nées les unes des autres, l’impuissance ahurie des humains piégés par la condition humaine. On ne peut qu’admirer l’évidence de la chorégraphie de Sasha Waltz. La scène se peuple de bras, de jambes, de troncs qui se tordent. Les corps se bousculent, courent à contre sens, s’effondrent ou encore s’immobilisent comme des insectes épinglés par un enfant cruel. Ils se chevauchent parfois sans raison ou se brandissent comme des objets. La tendresse réussit rarement sauf dans la mort comme lorsque Lei trouve la paix dans la douce toison de trois moutons blancs sortis de la fosse et de nos fantasmes.
Je parlerai de la musique en dernier bien qu’elle commande évidemment tout l’opéra. Pour aller tout de suite à l’essentiel, je dirai que là où la chorégraphie extériorise la Passion de la condition humaine sur un plateau noir et blanc, nu, tragique et échevelé, la musique l’intériorise au plus profond de la psyché. C’est là qu’elle surprend puis dessine et colore de sa merveilleuse souplesse les linéaments et les états de l’âme. Oh, l’extraordinaire palette des solistes, des chanteurs et de l’orchestre ! Les longues tenues, les silences, les frissons des instruments d’une part, les cris, les pleurs, les notes suraiguës fouillent les âmes. D’autre part les rencontres insolites de timbres, d’intervalles et même de styles expriment mystérieusement les états seconds des protagonistes, états seconds qui sont une des conquêtes des arts contemporains. Enfin la puissance de véritables marées sonores fabriquées à partir de sons-bruits nés souvent directement des corps entraînent fatalement les personnages à leur perte.
Pascal Dusapin raconte qu’il aurait aimé être madrigaliste. Avec humour, on le comprend car il l’est ici, non pas de tous les affects, mais des plus noirs depuis la « Passion » amoureuse déçue et impuissante jusqu’au « pâtir » de la condition humaine absurde en passant par l’effondrement des destins. Certes, il faudrait un enregistrement et de nombreuses écoutes pour explorer la partition qui est manifestement très complexe, très travaillée et très inspirée. Il n’est donc pas encore possible de passer des effets aux faits comme nous aimons le faire dans le cadre de l’effet de vie. Cependant ce qui m’a le plus frappé, c’est combien les choix et les combinatoires de sons et de timbres et de styles paraissent évidents. Cela sonne comme cela doit sonner, comme ça ne peut pas être différent. Voilà une musique qui naît pour ainsi dire directement dans le cœur. C’est dire que l’effet de vie a été fort pour moi et constant.
Ceci dit, le programme et le livret lui-même insistent beaucoup sur le côté noir de l’histoire de Lei et de Lui. Mais n’oublient-ils pas d’autres effets qui, nonobstant le drame du sujet, le doublent pour ainsi dire de beauté ? Je pense bien sûr à la grande qualité des solistes, des danseurs, des choristes et de l’orchestre, à la pureté et à la précision des gestes et des notes, mais aussi à l’équilibre, à l’enchainement, à la justesse de l’orchestration et de la gestuelle. Cela est manifestement voulu par tous et ressenti par le public.
Pour moi, le meilleur exemple de cette doublure de beauté est celui de la dernière scène. Lorsque tout est accompli, lorsque toute pénombre a disparu et que les héros se sont éloignés chacun conformément à son destin, au moment où la musique prend congé de nous, une scène, une soliste font signe qu’il est temps de prendre de la distance : ce n’était qu’une histoire racontée ; quelques coups d’épaules et voici que le noir nuage des plaies de la condition humaine symbolisé par un bouquet de ballons noirs attachés au vêtement de la soliste monte en l’air et s’évanouit. Reste au sol, immobile, fragile et beau dans la lumière pure, l’humain, l’humain tout simplement et puis, sous son regard, nous, les spectateurs qui allons commencer à méditer sur nos vies et sur nos folies et à chercher des solutions moins malheureuses. Tant il est vrai que les chefs-d’œuvre de l’art qui créent en nous un effet de vie angoissant construisent aussi par contrecoup de beauté un effort de vie meilleure. |