M.-A. Laffont-Bissay : Lorand Gaspar ou l'écriture d'un cheminement de vie |
Écrit par Marc-Mathieu Münch |
Vendredi, 27 Septembre 2013 12:40 |
Marie-Antoinette Laffont-Bissay, Lorand Gaspar ou l'écriture d'un cheminement de vie. La « force d'exister en tant que corps et pensée », Paris, L'Harmattan, 2013, 457 p.
A la question majeure de savoir quelle est la démarche créatrice d'un artiste contemporain imprégné de l'expérience intime de l'unité du phénomène humain plongé dans l'unité du cosmos, Marie-Antoinette Laffont-Bissay répond par une thèse remarquable consacrée à Lorand Gaspar, au scientifique artiste, au médecin-poète. Au fil cohérent de chapitres convaincants, elle montre qu'il exemplifie, si j'ose simplifier quelque peu, une esthétique du « creusement » c'est-à-dire de la quête, voire de l'approche, voire de l'intuition de l'invisible présence partout d'un tissage global transparent, certes, comme une texture de verre, mais dont le poète véritable sait révéler, par la magie des mots, d'évidents reflets. « Le poète, écrit-elle, est donc pris dans le flux intime et naturel du cosmos » (p. 39).
Pour arriver à son but, Marie-Antoinette Laffont-Bissay choisit d'aborder l'œuvre de Lorand Gaspar à partir de différents points de vue qui lui donnent son plan. Elle montre d'abord la proximité de la philosophie de Spinoza et de la pensée de Lorand Gaspar. Elle compare, par exemple, d'un côté, les trois genres de connaissance chez Spinoza ou sa conception du désir et, de l'autre, l'immanentisme et le monisme de la pensée de Lorand Gaspar tels qu'on les trouve en particulier dans son Approche de la parole ou dans son Derrière le dos de Dieu.
Elle montre ensuite comment son œuvre tient compte de l'apport des neurosciences à la connaissance de l'humain. Cependant, comme il expérimente la complexité de la création de l'intérieur, il est conscient des avancées encore modestes de cette science dont l'espoir est d'arriver à « voir » ce qui se passe dans le cerveau.
La deuxième partie du livre est consacrée à l'intertextualité et à la traduction dans l'œuvre de Lorand Gaspar. Mais, pour bien suggérer qu'il ne s'agit pas seulement de problèmes techniques de mots, d'écriture, de citations ou d'influence, l'auteure a eu la bonne idée de tout mettre sous l'égide de la « rencontre avec l'Autre ». En effet, la lecture d'un livre et, plus encore, sa traduction impliquent une confrontation de deux manières d'être au monde qui entraînent sinon chaque fois une remise en cause des fondements d'une personnalité, du moins une prise de conscience de l'altérité. Nous apprenons ainsi, non seulement que Lorand Gaspar a beaucoup lu et rencontré de nombreux autres créateurs, mais aussi comment leurs textes réapparaissent dans les siens. Ainsi « la parole poétique est une poésie du tout laissant échapper de ses vers la voix de l'autre, la magie évocatoire du lexique scientifique afin d'écouter la vie de chaque mot, de chaque être avant lui, de les ausculter pour saisir, au final, la respiration du monde [...] » (p. 113).
Une importante section est consacrée à la présence de l'Apocalypse dans l'œuvre de Gaspar ; une autre à Sol absolu qui « illustre à lui tout seul le fonctionnement systémique du monde qui tisse différents fils tous complémentaires à la connaissance du monde » (p. 116). Finalement, Marie-Antoinette Laffont-Bissay dépasse la thèse initiale de l'intertextualité et conclut ainsi avec raison la question de l' « Autre » : L'œuvre de Lorand Gaspar, fonctionnant « selon une logique systémique par écho à celle du cosmos, contient un autre réseau qui se fonde sur les différentes références au texte d'autrui [...] (p. 163).
Après ces préalables nécessaires, la troisième partie du livre aborde la question centrale du texte d'art et, comme l'annonce le titre, de la « sublime architecture musicale de l'arbre de vie » (p.171). Laurent Gaspar qui est ami de musiciens et mélomane averti possède l'expérience intime de la correspondance des arts parce que toute création «convoque les sens, la sensibilité, l'émotion de l'artiste et le cerveau qui interagit sur le corps et l'esprit [...] » (p. 174). La musique, comme la poésie, est dans le monde ; l'artiste est celui qui en capte les harmonies, les fluctuations. Le poète qui écoute de la musique y fait des découvertes sur son propre art parce que tous deux entraînent un éveil. Il y retrouve la nécessité de réussir une architecture, un tissage, allumant toutes les facultés du lecteur ainsi que celle de savoir écouter le chant des choses. Dans le Chant nu des montagnes de Judée il fait résonner « tout un monde biologique fait de pierres, de sable, d'insectes, d'oiseaux, de reptiles, de plantes, d'épines, de graines, de bédouins, bref de vie » (p. 207).
Avec cette partie on pénètre peu à peu, bien que d'une manière morcelée, dans l'atelier de Lorand Gaspar où l'on rencontre les problèmes du rythme, du récitatif, de l'assonance, des allitérations et d'autres encore comme celui de la continuité ou de la discontinuité pour arriver finalement au lyrisme. Cependant, pour précises qu'elles soient, ces analyses n'arrivent pas vraiment à rendre compte de la vie des textes parce que celle-ci ne repose pas seulement sur le traitement du temps, mais aussi sur les formes, les images, les associations d'idées, les allusions culturelles, la typographie, la progression et de quelques autres questions savamment intriquées. L'auteure en a conscience. Aussi consacre-t-elle toute une quatrième partie au « passage des mots à l'art visuel ».
Lorand Gaspar est également connaisseur en peinture occidentale et orientale et en sculpture comme on le lit dans la section « Approche de l'étendue » ajoutée en 2004 à Approche de la parole. Aussi les couleurs, les brillances, les espaces et toutes les manières de les unir ou de les opposer sont-elles très présentes dans l'œuvre gasparienne depuis une simple expression comme « le rire de l'amandier » jusqu'à l'alchimie complexe de ces quelques vers de Gisements (cités p. 305) :
Nous sommes malades d'immense
Le soleil se risque au cœur de la pierre On regarde, on se sent des yeux craquants et dorés plein de projets stellaires sous la voûte des vents où circulent des arbres de transparence.
Enfin de nombreuses citations tirées des textes en prose de Lorand Gaspar permettent opportunément de mieux connaître ses idées sur la photographie et même d'en découvrir un grand nombre à la fin du volume.
La conclusion de cette riche étude montre, dès son titre, « Vers une réflexion sur la beauté », la cohérence de l'ensemble. Tous les fils qui ont été analysés séparément convergent vers une définition originale de la beauté. S'en approcher, c'est comprendre comment fonctionne la chose réelle, comment elle est perçue par le cerveau-esprit, comment elle est travaillée par lui et comment elle se transmet au matériau. C'est que l'œuvre d'art « n'est pas seulement un produit fini qui peut être qualifié de beau ou d'exceptionnel. Il est avant tout fait de mouvements et de circulation entre l'être et l'objet, un échange de savoirs, d'énergie qui se caractérise par un flux vital passant de l'un à l'autre, un flux invisible mais qui se perçoit dans les gestes, dans les manières de faire (p. 359). »
En somme la position du poète contemporain persuadé de l'unité du cosmos et de l'humain plongé dans ce cosmos est claire du point de vue de la dialectique du pluriel du beau et du singulier de l'art. Pour ce qui est du singulier, il affirme à de nombreuses reprises que l'œuvre d'art qui veut réussir doit faire vie. Il se met ainsi dans le camp de ceux qui pensent qu'il y a un invariant dans l'art humain. Pour ce qui est du pluriel du beau, il vise, dirais-je, un parfum spécial, assez intense et assez mystérieux pour que le lecteur qui joue le jeu (souvent, d'ailleurs, exigeant) sente son corps-esprit emporté - à partir d'un instant de sa vie précise - dans l'évidence que les quarks, les atomes, les molécules, les cellules et les assemblages d'organes qui le composent sont bien les mêmes que ceux de l'univers lui-même !
Soyons reconnaissants à Marie-Antoinette Laffont-Bissay d'avoir si bien mis en lumière une poétique dont on découvre de plus en plus l'importance pour notre temps.
Annexe
Pour fêter la qualité de cette thèse, j'ai voulu tenter une exploration de texte tenant compte au moins d'une partie des exigences de la théorie de l'effet de vie. Voici le poème choisi
Egée
Silence d'eau qui enveloppe Cassandre sur son char devant le grand portail de pierres à Mycènes. Silence où enfle la langue d'une phrase à venir, tel le bois d'un gouvernail repris par la mer. A mesure que s'éclaircit la voix, que se forment les mots,
toujours trop tôt interrompus, les dents de l'Egareuse s'acharnent sur le scellé de la source.
Quand enfin l'eau jaillit, ah ! comme elle déchire d'un coup le drap du jour !
Ioh, Ioh ! le destin
du rossignol sonore
Et ton âme sans cithare compose son chant -
Pour commencer l'exploration de ce poème que j'avais trouvé beau, j'en ai longuement mis au point dans mon for intérieur la diction, rythmes et sonorités, et j'ai réussi à surprendre l'apparition récurrente, d'une lecture à l'autre (car il en faut plusieurs), d'images et, plus généralement, de participations intimes.
Ainsi est né un effet de vie global que je puis caractériser par introspection comme une succession de huit moments cohérents et de plus en plus prenants dont j'ai pu à la fois définir la nature et les causes en remontant des effets aux faits du texte.
1. Il y eut d'abord une vraie image de Cassandre sur un char antique enveloppée d'un tissu de silence devant un grand mur blanc. Bien sûr je savais qui sont Cassandre et Mycènes et j'ai vu de nombreux chars grecs dans des illustrations. Ce n'était donc pas difficile, mais cette image a été renforcée par « silence d'eau » (musique et rapprochement original des deux mots), par le rythme grec du vers 1, par les valeurs longues qui obligent à bien articuler, enfin par les allitérations en «s» et en «an». Mais cette image n'est pas non plus indépendante de l'accélération du rythme au vers 2 qui fait de ce «grand portail» un simple décor et donne par contraste du poids à chaque syllabe, à chaque mot du vers précédent. Enfin ce décor a quelque chose d'inquiétant pour ne pas dire de tragique à cause des connotations afférentes au mot «Mycènes».
2. Il y eut ensuite une expérience intérieure de gonflement presque douloureux de la chose dont on parle (le silence) due d'abord au rejet et ensuite au choix du mot «enfle», car il est impossible, si on le prononce lentement, de ne pas surimpressionner mentalement sa sonorité et son sens. Et cette expérience, encore un peu faible, s'est trouvée renforcée par le battement (après la levée du mot «où ») des quatre dactyles internes du vers 3. Je n'oublie pas l'effet de l'allitération en «en» ni la reprise du mot «silence», premier mot du texte que j'avais mémorisé pour cette raison sans savoir déjà que la trace s'en retrouverait jusqu'à la fin du poème. Et je n'oublie pas le choix judicieux du mot « langue » qui fait que cette «phrase à venir» se chosifie lourdement dans la bouche.
3. A ce moment là s'est placée, par dessus ces deux premiers moments, l'image surprenante et d'abord incompréhensible d'un gouvernail de bois dans la mer à la dérive. Mais les associations d'idées aidant (mouvement basique de la poésie) j'ai eu vite fait de voir ce gouvernail dans le grossissement d'une vague et de passer du bois flottant au bateau l'ayant perdu, puis de ce bateau à son peuple, les Troyens, et des Troyens à la catastrophe de la prise de leur ville. Il y a d'ailleurs opportunément après le mot «mer» un point qui est un silence pendant lequel les associations peuvent et doivent se produire. Tout cela est calculé, même si inconsciemment.
4. La quatrième expérience intime et véritablement physique a eu lieu dans le sillage des trois premières : celle d'une concentration de souffle maintenant empêché d'aller à son terme naturel et attendu, le jaillissement. Cela est dû au rejet (vers 4/5), au parallélisme des deux propositions subordonnées temporelles qui augmentent l'attente, à la précision «toujours trop tôt interrompus» qui énonce concrètement le drame des gens qu'on n'écoute jamais, drame qui est celui de Cassandre, à l'allitération en «t».
Et tout à coup voici que cet empêchement devient cruel : il est le fait des «dents» de l'«Egareuse». Ce néologisme désigne évidemment la divinité hostile aux Troyens et le piège du cheval de Troie qu'elle leur a tendu. Il faudrait encore remarquer une allitération en «s» dont la sonorité commence à s'imposer à l'oreille comme le sifflement symbolique de tout le poème ainsi que le sens fort du mot «scellé» qui peut créer une image d'emprisonnement. Et, bien sûr, j'ai été sensible au jeu rythmique voulu entre la protase et l'apodose qui crée une forte tension temporelle, faisant attendre un événement brusque.
5. Il arrive, mais ce n'est pas qu'un soulagement, c'est surtout une tragédie. Le poète le fait sentir par le cri «ah !» qui sort enfin et par le déchirement brusque du drap du jour. Ce «drap» donne une consistance concrète à cette journée (j'en ai entendu le déchirement dans sa sonorité même), la brièveté du vers 8 souligne la rapidité fatale de l'événement et le rythme du vers 9 ( 6 +4 +2 syllabes) symbolise par son ralentissement implacable la fatalité de l'événement, fatalité confirmée par le point d'exclamation.
6. Maintenant les vers 10 et 11 ont provoqué une rupture sémantique par prise de recul. La scène que j'étais en train de vivre dans mon présent a été glissée d'un coup dans un autre contexte, dans celui d'un chef-d'œuvre de l'Antiquité dont elle répète un cri et dont elle montre une image, celle du destin tragique d'un bel oiseau. Une telle rupture est une émotion forte pour un lecteur parce qu'une toute nouvelle zone de son cerveau-esprit prend vie tout-à-coup. Il y a là un agrandissement intime de la participation vitale du lecteur. Il est réussi parce qu'il est cohérent avec le reste du poème (il l'est évidemment surtout pour ceux qui connaissent L'Agamemnon d'Eschyle).
7. L'avant dernier moment de ma lecture fut une seconde rupture sémantique. En effet, le tout, la scène entière et son contexte littéraire, est enfin placé dans l'esprit d'un créateur en train de créer à partir d'un moment d'inspiration né d'une vue de la mer Egée. Et ce n'est pas dit n'importe comment. Le possessif «ton» qui fait rentrer en soi, dit toute la force, chez les vivants, du rapport entre la chose vue et ses sillages dans le cerveau-esprit, tandis que l'allitération en «s» rappelle le sifflement sonore qui domine le poème.
8. Enfin j'ai été très sensible (sans l'avoir vu tout de suite, car en poésie les choses agissent longtemps avant de devenir conscientes) au fait que les trois éléments rythmiques du dernier vers se terminent sur le silence d'un «e» muet auquel il est difficile de donner beaucoup de voix. Alors, ayant encore en tête le «silence» du vers 1, je me suis senti dans un de ces moments mystérieux où l'esprit se prolonge dans l'écho de lui-même, un de ces moments clés de la poétique de Lorand Gaspar si bien sentis par Marie-Antoinette Laffont-Bissay. Et ce n'est pas le tiret final, évidement voulu, qui m'a fait changer d'impression!
A la fin de la lecture, ces 8 moments constitutifs de l'effet de vie se sont synthétisés grâce à leur cohérence en un vécu global dont me reste l'impression d'ensemble douce amère d'un désir d'expression d'abord bloqué, totalement bloqué, mais qui trouve pourtant in fine une autre voie, une autre vie.
Pour avoir une preuve objective de la réussite de ce poème, il faudrait évidemment confronter cette lecture particulière à beaucoup d'autres. On pourrait ainsi faire apparaître des constantes concernant des faits de style efficaces. Il faudrait aussi préciser un certain nombre d'hésitations sur tel ou tel effet en les comparant à des cas semblables dans la création de Lorand Gaspar. Il faudrait aussi chercher s'il n'a pas lui-même laissé un manuscrit instructif, des variantes, une confidence, un souvenir d'inspiration. On pourrait ainsi aller lentement vers un jugement qui, tout en admettant l'effet subjectif de toute œuvre d'art, ce terrible effet subjectif qui fait si peur à tant de chercheurs, saurait le dépasser vers un repérage objectif de la qualité de l'œuvre. Car, c'est par un assemblage objectif d'éléments choisis que le chef-d'œuvre réussit son effet de vie subjectif.
Marc-Mathieu Münch |