Quelques mots à propos de la théorie littéraire
en hommage à M. Masuda.
On dit parfois que la pensée japonaise n’a pas, comme l’occidentale, le goût de la théorie dans le domaine des arts. En revenant d’un séjour au Japon où j’ai eu le plaisir d’être reçu par le Département de langue et de littérature françaises de l’université de Kyoto, je me demande si la position japonaise n’est pas la meilleure dans un domaine, la beauté, l’émotion esthétique, qui est particulièrement difficile à traduire en termes d’intelligibilité.
Le raisonnement mathématique et la logique des propositions qui sont la base rationnelle des habitudes de pensée de l’Occident ne sont pas bien adaptés au phénomène de l’art qui ne vise pas l’expression d’une vérité mais un état d’âme saisissant tout le cerveau-esprit, voire le corps-cerveau-esprit.
J’en prends pour preuve un passage du moine-poète Shôtetsu (1381-1459) cité par M. et M. Shibata, dans La Saveur du zen (1) : « Ce que j’appelle le « yûgen », je peux le sentir dans mon cœur, mais je ne puis l’exprimer à l’aide de mots. La lune est cachée par un nuage mince ou dans la montagne les érables sont enveloppés par le brouillard d’automne. Voilà les états du « yûgen ». Si on me demande où se trouve le « yûgen » dans ces deux exemples, je ne saurais le dire. Ceux qui ne comprennent pas cette beauté diront qu’il vaut mieux que la lune soit très lumineuse dans un ciel serein. A propos de « yûgen » on ne saurait préciser où c’est intéressant, où c’est magnifique. »
Or, en tant qu’Occidental, j’ai immédiatement envie, en lisant ces lignes, de dire la même chose, mais en affirmant que le style « yûgen » est une esthétique de la suggestion.
Réfléchissons cependant et comparons les deux aperceptions d’un « style » qui est planétaire dans le domaine des arts et dont le « yûgen » japonais est un exemple particulier : on verra qu’elles sont toutes deux insuffisantes.
La formulation japonaise de Shôtetsu a recours à deux exemples de scènes ressenties par le « cœur » humain. L’avantage est qu’on est tout de suite concrètement dans l’art littéraire et qu’on a immédiatement envie de nommer d’autres exemples. Sa faiblesse est de renoncer à aller jusqu’à l’induction d’un cas général de l’art et d’oublier que tout exemple implique l’existence d’un cas général par définition.
L’avantage de la formulation occidentale est d’y parvenir, mais au prix d’une expression abstraite qui a peu de présence dans le « cœur » et qui, de plus, utilise un mot qui n’a pas qu’un seul sens dans les dictionnaires.
Je conclus de ce petit exercice de poétique comparée que ni les exemples ni les cas généraux ne suffisent en théorie de la littérature. Ils doivent se compléter. La théorie véritable consiste fondamentalement à organiser un jeu de ping-pong entre les exemples et le cas général à condition de se rappeler que les exemples ne sont pas une formulation scientifique MAIS que cette dernière ne peut avoir lieu qu’en sortant du phénomène concret pour entrer seulement dans le miroir de sa modélisation, miroir qui n’est déjà plus la chose.
Enfin, je n’oublie pas que je traite ici un cas d’école : pour définir vraiment le « yûgen », il faudrait entrer en détail dans les caractéristiques historiques de la littérature japonaise et dans les époques qui l’ont fait vivre.
1. Le Savoir du Zen. Poèmes et sermons d’Ikkyô et de ses disciples. Traduits et présentés par M. et M. Shibata, Spritualités vivantes, Paris, Albin Michel, 1998, p. 58.
Marc-Mathieu Münch
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