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Écrit par Marie-Odile Barthélemy   
Mercredi, 19 Janvier 2011 08:34

Jeu de l'oie pour un trésor
ou comment R-L. Stevenson nous embarque avec lui vers son île


De la littérature considérée comme une activité « magique » et ludique,  ou un « jeu » pour faire aimer la littérature ? Mais comment un livre nous donne-t-il envie de « jouer » avec lui ? Le sujet est d'une évidente actualité si l'on pense par exemple au phénoménal succès d’ Harry Potter  ! Resterait encore à bien évidemment définir ce qu'il faut entendre par « littérature », entre la part du hasard, du désir de créer et de faire du lecteur un complice.

Pourtant, dans le cadre du « jeu » comme moyen et corollaire d' « Effet-de-Vie », j'ai voulu justement m'intéresser à une de ces œuvres que nous reléguons volontiers au rayon « Littérature Jeunesse » de nos bibliothèques. Car que ne manquerait-il pas à nos vies d'adultes s'il n'y avait eu  Les Aventures de Tom Sawyer,  Le Petit Prince  ou L'Île au Trésor  ?


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Fort heureusement nous savons tout du hasard des circonstances qui ont prévalu à la rédaction de  L'Île au Trésor  : vaincu par le mauvais temps d'un automne écossais,  je dus me résigner à passer l'essentiel de mon temps entre les quatre murs d'une maison au nom lugubre [...où...] il y avait un jeune garçon qui réclamait à cor et à cri quelque chose « d'un peu coriace sur quoi s'exciter l'esprit »(1), garçon qui lui-même corroborera bien plus tard les faits : « Et là, par une matinée pluvieuse de septembre [...] je m'activais à colorier la carte d'une île que je venais de dessiner. Stevenson entra au moment où j'allais terminer [...] et commença bientôt à la compléter, en rajoutant des noms ici et là. »(2)


Le récit, ou plutôt car on n'en est pas encore à un « récit » mais juste à un motif, s'inscrit donc d'emblée dans le cadre du « jeu » : Stevenson joue avec un enfant de douze ans – joue pourrait-on dire à être lui-même à nouveau un garçon de douze ans !

Nous employons à dessein le mot « motif » et non pas « sujet » du récit, car l'Ile qui s'ébauche en cet après-midi oisif, si elle est bien quelque chose « sur » laquelle rêver (passif), est aussi en quelque sorte à elle-même le moteur (actif) du récit. En tout cas et en jouant sur le double sens de « motif », elle est bel et bien une merveilleuse « motivation » à s'évader du repos forcé dans ce cottage isolé d'Écosse et le vrai déclic du texte : «C'est un peu ainsi, [...] que je m'absorbais dans la contemplation de mon Ile au Trésor [...]. La chose dont j'eus ensuite conscience, ce fut d'avoir devant moi du papier, et d'y inscrire une série de titres de chapitres.»(3) Admirable raccourci de la création littéraire !

Si à l'évidence le lieu (« le cottage de feue Miss Mac Gregor » !) et l'ambiance (« Je me promenais sur les landes rouges, le long de ruisseaux aux reflets d'or[...]. Mais le vent furieux nous rattrapa bientôt, la pluie se mit à tomber dru... »(4) forment le terreau idéal d'un esprit imaginatif, pour le reste, et ce qui est une condition essentielle à toute évasion par le jeu, c'est bien en opposition complète au réel du moment que Stevenson élabore son récit : il nous embarque pour l'exotisme des tropiques et, contre l'ennui, accumulera les rebondissements de son aventure.


Il serait bon enfin de compléter cette approche créative du jeu littéraire par l'évocation des innombrables tentatives d'écriture propres à Stevenson. En effet, si chaque romancier a dans ses tiroirs des pages initiatrices d'histoires mort-nées, il conviendrait de souligner que le cas de Stevenson est plus pathologique, les «faux-départs » se multipliant dans son œuvre, comme il   ironise lui-même (5) : « Aussi, dès que je fus capable d'écrire, je devins un excellent ami des marchands de papier. Combien de rames, disparues dans la rédaction de Rathillet, The Pentland Rising, The King's Pardon ( également titré Park Whitehead), Edward Ferren, A Country Dance, A Vendetta in the West ? [...] Et encore, de toutes mes tentatives malheureuses je ne détaille ici que celles qui atteignirent un volume important, avant d'être jetées à la corbeille – elles suffisent à couvrir un grand nombre d'années de ma production. » Autrement dit et pour employer une image, jusque-là il remuait les dés dans sa main sans oser les lancer !

Car comme nous parlons ici du « hasard » qui mène à une création aboutie, il faut bien aussi parler de son antithèse, le « choix ». Sans entrer dans une analyse psychologique du caractère peut-être trop velléitaire ou trop anxieux de Stevenson, ne serait-il pas permis de penser qu'il se sentait en quelque sorte vaincu d'avance par les possibilités de son écriture ? Liberté du jeu de la création ressenti trop fortement ou, comme il le dit lui-même en bon sportsman britannique, (6)  « J'étais en somme comme un joueur de cricket qui, après des années d'entraînement, n'aurait toujours pas marqué le moindre point. »


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Mais l'impérieux désir d'écrire était là ! « Un jeune homme, parce qu'il aime le tintement des mots, se voue à la littérature pour le reste de ses jours, puis, à mesure qu'il acquiert de la maturité, découvre peu à peu que son choix était meilleur encore qu'il ne l'imaginait. » (7) 

Prenons donc Stevenson au mot et vérifions si ses mots sonnent bien comme un trésor, au propre et au figuré, d'art et de vérité, car voilà bien notre récompense de lecteur, aussi bien que celle de celui qui joue (sa vie ?) au jeu de la littérature. « Pièces anglaises, françaises, espagnoles, portugaises, georges et louis, doublons, doubles guinées, moïdores et sequins, aux effigies de tous les rois d’Europe depuis un siècle, bizarres pièces orientales marquées de signes qu’on eût pris pour des pelotons de ficelle ou des fragments de toiles d’araignée, pièces rondes et pièces carrées, pièces avec un trou au milieu, comme des grains de collier, – presque toutes les variétés de monnaie du monde figuraient, je crois, dans cette collection ; et quant à leur nombre, elles égalaient sûrement les feuilles d’automne, car j’en avais mal aux reins de me baisser, et mal aux doigts de les trier "(8).

Maintenant que nous n'avons plus de doute quant à  la magie des mots, reste à planter la scène. Il semble que Stevenson adulte n'ait fait que conserver et porter à son sommet une aptitude naturelle qu'il avait enfant à non seulement « se raconter des histoires » mais encore à les mettre en scène. Dans  Essais sur l'Art de la Fiction (9) il raconte n'avoir manqué aucune occasion d'acheter les planches à monter du Théâtre pour Enfants de Skelt. Seulement, ensuite, la « représentation » ne l'intéressait guère ! Le titre à lui seul, qui l'avait aimanté dès la vitrine du marchand, avait recelé l'entièreté de l'histoire : « Des noms, de simples noms, sont beaucoup plus, pour les enfants, que ce que se rappellent les pauvres adultes stupides et fatigués que nous sommes. »
A moins que là encore, en « joueur » avisé, on serait presque tenté de dire en « spéculateur », Stevenson ne préfère se tenir à la marge du récit réel pour mieux anticiper et savourer tous les récits possibles... en tout cas, vivre toutes les histoires qu'il inventera lui-même et qui, en quelque sorte, découlent de son refus premier d'entrer dans celle toute-faite fournie avec le décor.


« [...] Je me le rappelle, comme si c’était d’hier. Il arriva d’un pas lourd à la porte de l’auberge, suivi de sa cantine charriée sur une brouette. C’était un grand gaillard solide (...) et la balafre du coup de sabre, d’un blanc sale et livide, s’étalait en travers de sa joue. Tout en sifflotant, il parcourut la crique du regard, puis de sa vieille voix stridente et chevrotante qu’avaient rythmée et cassée les manœuvres du cabestan, il entonna cette antique rengaine de matelot qu’il devait nous chanter si souvent par la suite :
                Nous étions quinze sur le coffre du mort…
                Yo-ho-ho ! et une bouteille de rhum !
Après quoi, de son bâton, une sorte d’anspect, il heurta contre la porte[...] » C'est ainsi que l'on entre dans L’Ile au trésor et tout nous est donné d'un coup : le « je » du narrateur en voix off, un voyageur des plus inquiétants qui nous fait déjà suspecter le pirate, toute une lourde atmosphère portuaire : auberge isolée, malpropreté, dur labeur, alcool, chansons, bagarres - et même un bâton et un coffre. Si le coffre n'est qu'une sorte de redondance « visuelle » à la chanson, ne peut-on voir dans l'anspect (toujours le « tintement des mots » ?) une réminiscence de l'accessoire obligé des brigands de Skelt découpés par Stevenson enfant, accessoire hautement symbolique puisqu'il le fera passer du fantasmé au réel à l'âge de quatorze ans ? « [...] j'ai acheté un certain gourdin, et rayonnant de romanesque, bien décidé à suivre mon propre idéal par les chemins du monde, l'ai fait ferrer par un ami... » (11). L'Effet-de-Vie de toutes ses premières histoires l'avait propulsé hors de l'enfance et le désir de création et d'évasion l'avait mis en piste dans le grand jeu du monde.

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Maintenant comment être sûr d'« embarquer » aussi le lecteur ? Exactement comme Long John Silver met Jim «dans sa poche » : « [...] mon compagnon m’intéressa fort en me parlant des navires que nous passions en revue [...] et à tout propos il me sortait de petites anecdotes sur les navires ou les marins et me serinait des expressions nautiques pour me le faire bien entrer dans la tête. Je le voyais de plus en plus, ce serait là pour moi un compagnon de bord inestimable ». (12)

Ce n'est pas une « règle du jeu » mais plutôt comme l'admission dans un « club » et là réside toute l'habileté : infiniment plus efficace qu'une neutre page de  Mémoires par exemple, Stevenson, sur le ton mystérieux des initiations (« C’est sur les instances [...] de tous ces messieurs en général, que je me suis décidé… »  (13)  nous fait entrer dans une sorte de société secrète où l'on rencontrera les personnages les plus étranges, cruels et tyranniques, dont  « l’homme de mer à une jambe » est devenu l'incontournable icône ! et des symboles incompréhensibles à ceux qui justement ne sont pas « de la bande », comme la fameuse « tache noire ». Nous choisirons sa deuxième apparition au chapitre XXIX : « C’était une rondelle à peu près grande comme un écu. Un de ses côtés était vierge d’imprimé, car elle provenait du dernier feuillet ; l’autre portait un ou deux versets de l’Apocalypse, ces mots entre autres, qui frappèrent vivement mon esprit : « Dans les ténèbres extérieures sont les infâmes et les meurtriers. » On avait noirci le côté imprimé avec du charbon de bois, qui commençait déjà à s’effacer sous mes doigts ; du côté blanc, on avait écrit avec la même substance l’unique mot : « Déposé. » Sorte d'Arcane Sans Nom elle fait irruption pour  marquer l'intemporel (ici La Bible) et le Fatum (les paroles prémonitoires). Mais comme nous sommes à ce moment du récit dans la sixième et dernière partie, Stevenson, qui nous traite désormais en pairs, rattrape notre présent et s'assure de notre adhésion à son histoire en nous confiant «  À l’heure même où j’écris ceci, j’ai cette curiosité sous les yeux : il n’y reste plus d’autre trace d’écriture qu’une simple éraflure, comme en ferait un coup d’ongle. »

Et même quand l'auteur refuse de partager ce qu'il sait, il s'agit encore d'une ruse pour nous attirer et faire rêver davantage : « [...] depuis A jusqu’à Z, sans rien excepter que la position de l’île, et cela uniquement parce qu’il s’y trouve toujours une partie du trésor. » (14)


De même, nous nous rappellerons avec un sourire que le premier public de L'Île au Trésor était bel et bien un garçon de douze ans, et que Stevenson, bien averti de ce que « beaucoup d'artistes oublient la fin de tout art : plaire. » (15) n'y a pas mis beaucoup de descriptions, ce qui aurait pu passer pour un comble dans une aventure exotique... C'est que justement l'« aventure » prime sur la réflexion quand on a douze ans ! Et s'il faut camper le décor aux raffinements impressionnistes, on préfèrera une seule touche de chaque élément (olfactif, visuel, auditif) comme autant de couleurs primaires  (criardes ?) juxtaposées : «  Nous courûmes sur le pont. La poix bouillait dans les coutures. L’infecte puanteur du mouillage me donna la nausée : cela sentait la fièvre et la dysenterie à plein nez, dans cet abominable lieu. Les six scélérats, abrités par une voile, étaient réunis sur le gaillard d’avant, à maugréer ; vers la terre, presque arrivées au point où débouchaient les rivières, on pouvait voir les yoles filer rapidement, un homme à la barre dans chacune. L’un d’eux sifflait Lillibullero. (16)

Il faut remarquer que ces brefs tableaux interviennent plus dans le récit comme les  étapes d'une compréhension de l'histoire – sorte de « nœuds » sur une corde à grimper, que comme des moments de pause dans la narration. Le plus souvent ils encadrent les évènements en « ouverture » : le passage ci-dessus est bien destiné à nous préparer à un combat, des maladies, des esquives entre les deux mondes du bateau et de la terre ferme ; ou en conclusion d'une action mouvementée, comme le très soigné double portrait en épilogue du forban O'Brien rejoignant par le fond Israël Hands qui vient juste d'être tué : « Il s’enfonça avec un plouc ! retentissant, perdant son bonnet rouge qui se mit à flotter à la surface. Dès que l’eau eut repris son niveau, je vis O’Brien côte à côte avec Israël, tous deux agités par le mouvement ondulatoire de l’eau. O’Brien, malgré sa jeunesse, était très chauve. Il gisait là, sa calvitie posée sur les genoux de l’homme qui l’avait tué, et les poissons rapides évoluaient capricieusement sur tous deux. J’étais désormais seul sur le navire. » (17)
   

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Et il y a la Carte ! Elle est tout le contraire de l'hypnotique surface d'un échiquier par exemple, car elle ne se réfère pas au domaine de l'intellect, mais à celui de l'imagination pure et de l'inconscient.


Cet inconscient est passé en droite ligne par les doigts de l'enfant s'émerveillant des décors du Théâtre de Skelt (« Et je ne puis me rappeler sans une tendre faiblesse l'apparence même de l'eau dans laquelle je trempais mon pinceau. Oui, il y avait bien du plaisir dans ce coloriage ! » (18) à cette « Ile au Trésor » qui trouve immédiatement son nom : « Elle était très soigneusement et (du moins le pensais-je) très joliment coloriée. Sa forme, en particulier, accapara mon imagination au-delà de toute expression. Il y avait là des criques, des ports, qui m'enchantaient autant que des sonnets (...). (19) Un psychanalyste aurait d'ailleurs fort à dire de la confrontation des deux témoignages de Stevenson et de son beau-fils Lloyd, car il n'y a guère de doute que c'est ce dernier qui a dessiné l'île ! Mais l'écrivain s'y projette tellement intensément et instantanément que c'est en toute bonne foi qu'il croira ensuite qu'elle est sienne... au point d'en rester absolument « consterné » quand celle-ci se perdra au courrier à l'éditeur et devra être redessinée de mémoire : « Mais pour moi ce ne fut plus jamais l'Ile au Trésor » ! (20)

Maintenant, s'il y a eu « Effet-de-Vie » évident quand Stevenson a vu la carte dessinée par l'enfant, c'est qu'en tant qu'artiste il n'avait eu aucun mal à « sauter le pas » dans un imaginaire, mais qu'est ce qui a garanti à tous les lecteurs depuis 1881 d'arriver à sauter le pas aussi ? Levée de  pensées face à une image, puis levée d'images face à des mots : « Jamais je n'oublierai le frisson qui me parcourut l'échine quand je vis apparaître l'Ile au Squelette, ni mes battements de cœur devant les trois Croix Rouges. [...] « Oh ! Une histoire là-dessus ! » m'écriai-je, déjà transporté... » (21) se souvient Lloyd. «J'avais compté sur un jeune garçon : je découvris que j'en avais deux dans mon auditoire. » dit l'écrivain (22), « Mon père, en effet, s'enflamma immédiatement [...] dans l'Ile au Trésor il lui sembla retrouver quelque chose de sa propre imagination. C'était, oui, son propre monde d'images. »  Trois générations donc s'enthousiasmant ensemble : cela déjà était un bon indice d'universalité !

On serait tenté de dire un peu facilement que si l' « Effet-de-Vie » « marche » si bien,  c'est parce que Stevenson n'invente rien ! et qu'ainsi chacun trouvera bien, dans ses souvenirs, à se raccrocher à un indice : Billy Bones et son coffre sont à Washington Irving ( Tales of a Traveler,  1824), Ben Gunn est un autre Vendredi du Robinson Crusoé de Defoë (1719), il y a un peu de Poe ( Les Aventures de Gordon Pym  sont de 1836) et des souvenirs de la « classique » (à cette époque)  Histoire des Pirates Anglais...  du Capitaine Johnson (1701)... Soit, mais «la manière dont il organise sa sélection, l'ordre dans lequel il livre ses témoignages, voilà son témoignage à lui, le sujet même du livre, son ultime visée artistique : l'agencement de ses visions, et les relations qu'il suscite entre elles. » (23)

Si nous avons beaucoup parlé de l'imaginaire qui donne envie de « jouer », il faudrait cependant conclure par l'un des corollaires de la théorie  munchéenne : la cohérence, car toute partie n'est « jouable » que si le maître de jeu (s') impose une règle ! « Qu'il soit réel ou imaginaire, l'auteur doit connaître son pays comme sa poche » dit Stevenson (24) qui ajoute « que celui qui reste fidèle à sa carte, qui [...] en tire son inspiration, chaque jour, à chaque heure, n'y trouvera pas seulement une prévention contre d'éventuelles erreurs mais aussi une aide positive. L'histoire (...) derrière les mots, se donne une colonne vertébrale ».

En ce sens, c'est une topographie devenue bien réelle que nous avons sous les yeux :  « Or, tout droit devant nous, le mouillage était dominé par un plateau de deux ou trois cents pieds d’élévation, qui vers le nord se raccordait par une pente au contrefort méridional de la Longue-Vue, et aboutissait vers le sud aux abruptes falaises formant l’éminence dite du Mât-d’Artimon. Sur le plateau croissaient en foule des pins de hauteurs diverses. Par endroits, quelques pins d’une espèce particulière se dressaient isolément à quarante ou cinquante pieds au-dessus de leurs voisins ; mais pour déterminer lequel de ceux-ci était bien le « grand arbre » du capitaine Flint, il fallait se trouver sur les lieux et consulter la boussole. Malgré cela, les embarcations n’étaient pas arrivées à moitié route, que chacun de ceux qui les montaient avait son favori. » (25)

A l'aridité de géographe de la si longue première phrase (Stevenson se complaisant de toute évidence à se pencher sur  « sa » carte) nous glissons insensiblement dans le corps même de l'action ; le regard qui plongeait en une sorte de vue aérienne, après s'être accroché sur l'horizon effiloché des pins, a plongé au niveau de l'eau ! L'écrivain, Jim, les pirates et le lecteur, ne regardent plus le carton sur la table où se déroule le jeu mais ils ont, comme le permettra plus tard le cinéma avec « Mary Poppins » ou « Tron », en quelque sorte sauté dans les cases...

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Nous voici donc DANS le jeu. Jeu de piste ? Jeu de roulette ? Jeu de l'oie ? En tout cas il n'y a quasiment pas de narration à proprement parler, mais uniquement de l'action, comme ces jeux, sans stratégie compliquée, qui n'avancent qu'à coups de dés ou rebondissent d'indice en indice. C'est ainsi que fonctionne évidemment la «case-clé » du chapitre XI  intitulé « ce que j'entendis dans le baril de pommes » (26).  Comme par un trop généreux lancer de dés (l'opulence du ravitaillement à bord) Jim – et partant le lecteur-auditeur, sont  tombés dans un des ces endroits  du genre « puits  de la case 31 » , où l'on est forcé d'attendre qu'un autre vous relève pour pouvoir en sortir : «[...] un homme s’assit bruyamment tout contre. La barrique oscilla sous le choc de son dos, et je m’apprêtais à sauter dehors, quand l’homme se mit à parler. Je reconnus la voix de Silver, et il n’avait pas prononcé dix mots, que je ne me serais plus montré pour tout au monde. Je restai là, tremblant et aux écoutes, dévoré de peur et de curiosité : par ces dix mots je devenais désormais responsable de l’existence de tous les honnêtes gens du bord. » (27)

On pourrait même s'amuser à voir d'autres analogies avec ce jeu populaire, de la case 6 (le pont sensé propulser en 12) : [...] ce fut à plat ventre et non sans peine que je m’introduisis dessous. [...)] Ma curiosité, du reste, l’emporta sur ma peur. Je me sentis incapable de rester dans ma cachette, et, [...] regagnai la berge. » (28), à la case 52 (la prison) : « Une laisse à la ceinture, je suivais docilement le coq, qui tenait l’autre bout, tantôt de sa main libre, tantôt entre ses dents puissantes. J’étais mené littéralement comme un ours apprivoisé. »(29)

Il y aurait aussi toute une étude à faire sur les rebondissements et changements de cap du récit qui  semblent émaner des mots eux-mêmes, selon un principe de logique et d'efficacité cher à Stevenson et qu'il explicitera  trois années plus tard par cette image (30) : «  Le prestidigitateur jongle avec deux oranges et notre plaisir à le regarder vient de ce qu'aucune des deux n'est un seul instant négligée, ou sacrifiée. De même pour l'écrivain. » .

Nous en prendrons pour amusant exemple la logorrhée désarticulée du pauvre naufragé « marron », écourtée trop brutalement pour l'intéressé mais en fait à point nommé pour le rythme de l'histoire : «  – Tu n’oublieras pas? demanda-t-il inquiètement. « Un riche coup » et « des raisons à lui », que tu diras. Des raisons à lui, voilà le principal ! Je te le dis en confidence. Eh bien donc (et il me tenait toujours), je pense que tu peux aller, Jim. Et puis, Jim, si par hasard tu vois Silver, tu n’iras pas vendre Ben Gunn ? On ne te tirera pas les vers du nez ? À aucun prix, dis ? (...) Il fut interrompu par une détonation violente, et un boulet de canon arriva, fracassant les branches, et alla s’enfoncer dans le sable, à moins de cinquante toises de l’endroit où nous étions arrêtés à causer. À l’instant, nous prîmes la fuite à toutes jambes, chacun de notre côté » (31).

De même, les passagers de l'Hispaniola, à de rares exceptions près (le Docteur Livesey, Long John Silver ou dans une moindre mesure le Capitaine Smolett) n'ont pas de vraie épaisseur psychologique mais ne sont que brutes stupides ou cupides «forbans (...) aussi insensibles que la mer où ils naviguaient » (32) et beaucoup de personnages ne seront qu'entrevus : Chien-Noir, les parents de Jim, Redruth, le domestique du Chevalier Trelawney, pour n'en citer que quelques uns...C'est que les répliques fusent et poussent l'histoire à en quelque sorte dépasser ses propres acteurs, qui n'étaient de toute façon, dans un roman d'aventures, « dessinés que dans le seul but de rendre le sens du danger et de provoquer l'attrait de la peur. » (33)

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Pour terminer nous aimerions enfin passer en revue quelques personnages principaux et montrer succinctement que le « jeu » est partie intégrante de tous les participants.

Nous avons bien vu que Stevenson - et toute sa maisonnée ! jouait donc à raconter une histoire, et ce faisant à retrouver sa propre enfance, en usurpant l'identité de Jim qui, après tout, est celui qui dit « je » dans la plupart du récit. Le moteur de Jim est indéniablement la curiosité : c'est sa façon d'être au monde et cela le place toujours «en avant » des évènements : il quitte l'abri du pont en abandonnant sa mère, grimpe dans la barrique de pommes, saute dans le canot, etc. Il est donc celui qui affronte le plus de dangers. Mais les dés sont pipés ! Car comment réussit-il ce tour de passe-passe de faire continuellement craindre pour sa vie alors que c'est lui qui raconte cette histoire sensément quinze ou vingt ans plus tard ?

Le « rôle de l'Arlésienne » revient au Capitaine Flint. Déjà mort au moment où commence la narration, c'est pourtant lui qui fait agir tous les pirates comme par ricochet : il est celui qui a donné l'impulsion première en découvrant le trésor – et en « jouant » son équipage en voulant garder l'or pour lui. On pourrait aussi dire qu'il continue de « vivre » dans la carte de l'île, objet de toutes les convoitises... et dans quelques symboles propres à frapper les imaginations : le pirate-boussole  disposé sur l'île en une macabre scénographie et bien sûr l'insupportable perroquet, son homonyme ! Le perroquet lui-même est d'ailleurs aussi de la course en « faisant comme si » et sonnant perpétuellement l'attaque. C'est bien à lui qu'appartient le mot de la fin : « Pièces de huit ! pièces de huit ! »

Le Docteur Livesey, parangon d'humanité et de respectabilité, se jouera pourtant de l'inspecteur Dance en lui celant volontairement le contenu du rouleau de toile cirée, sitôt qu'il devinera qu'il pourrait être une carte du trésor de Flint. On ne sait parfois que penser de l'attitude ambigüe du Chevalier Trelawney : est-elle assumée ou non ? Pourquoi son maladroit bavardage divulguant le secret de la course au trésor dans tout Bristol et sa complète inversion de jugement en ce qui concerne les membres d'équipage ? La paire de « notables » montre en tout cas un incroyable empressement à se jeter dans l'aventure au seul mot de « trésor » : « – Livesey, dit le chevalier, vous allez nous lâcher tout de suite votre stupide clientèle. Demain je pars pour Bristol. En trois semaines… que dis-je, trois semaines ! quinze jours, huit jours… nous aurons, monsieur, le meilleur bateau d’Angleterre et la fleur des équipages. (...) Nous aurons de bons vents, une traversée rapide, pas la moindre difficulté à trouver l’endroit, et de l’argent à gogo… à remuer à la pelle… à faire des ricochets avec, pour le restant de nos jours. - Trelawney, répliqua le docteur, j’irai avec vous... » (34)

Le Capitaine Smolett est par contraste tout d'une pièce : intègre à la limite de la rigidité, il fallait bien que quelqu'un incarnât la « Règle » absolue. Pâle écho de son chef, le marin Gray fait office lui aussi de figure vertueuse et fait une fin de conte, dorénavant instruit et heureux en ménage. Ben Gunn n'est apparu dans le récit que comme une sorte de « joker » !

Mais le roi de l'ambiguïté est bien sûr Long John Silver, celui qui « cache son jeu » à tous : au Docteur, au Capitaine, aux autres pirates et à Jim : « Si le plan qu’il venait d’esquisser devenait réalisable, Silver, déjà doublement traître, n’hésiterait pas à l’adopter. Il avait encore un pied dans chaque camp, et il n’y avait pas de doute qu’il ne préférât le parti des pirates, avec la richesse et la liberté, au nôtre, où il n’avait rien à attendre de plus que de simplement échapper à la corde. » (35) D'ailleurs, il n'est pas interdit de penser que c'est lui le grand vainqueur de l'histoire : réchappé de tout et de tous, il est très riche et court toujours... Donc sur le dessin de l'île, les pions n'étaient décidément pas que blancs ou noirs, car « la vie est monstrueuse, infinie, illogique, abrupte et poignante. » (36)

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Hasard, désir, complicité, terrain et règle de jeu, action et partenaires hors du commun : Stevenson n'a négligé aucun ingrédient d'une partie réussie  ! Il s'agissait de plaire au plus exigeant des publics,  un garçon de douze ans ! Mais ce faisant il faisait appel à ce que nous avons tous gardé de nos douze ans, nous forçait à chasser le trésor avec lui, et, par son art à porter à la perfection une simple histoire de pirates, marquait notre imaginaire à jamais. Par le biais de cet appel à jouer irrésistible, il en résulte que l' « Effet-de-Vie » d'un tel récit est presque « trop » évident !

Du point de vue du genre, on peut se demander un bref instant s'il s'agit aussi d'un roman initiatique. Mais le héros passe par des « aventures » (situations hasardeuses / niveau du physique) qui somme toute, sont de faibles « épreuves » (situations de souffrance / niveau du psychique), bien que l'on ne puisse pas ne pas remarquer que c'est le jour même où Jim enterre son père que l'aventure  frappe à l'auberge sous les traits du vieux loup de mer Billy Bones... De même dans l'Angleterre victorienne, éliminer tout personnage féminin (hormis la courte apparition de la mère de Jim au tout début du récit) était le moyen le plus sûr d'obtenir - que dis-je ? revendiquer! l'adhésion des garçons.

J'aimerais donc, en guise de conclusion, poser la question d'un « Effet-de-Vie » sélectif. Autrement dit, et nous avons vu la force de la création d'images qu'engendre « L'Ile au Trésor » chez le lecteur parce que, si facilement identifiable au jeune héros, il  est quasi obligé d'être aussi acteur de ce jeu de piste, autrement dit donc : y a-t-il aussi des filles qui lisent ce roman d'aventures et en tirent le même plaisir ? La réponse est évidemment positive, mais peut-être avec quelques nuances...

Si l'appel à l'imagination pure fonctionne à merveille  - je connais pour ma part une petite fille que les faibles bruits de chauffage central empêchaient de dormir, car elle croyait entendre les  tapotements de la canne du pirate aveugle, de retour dans la nuit glaciale de janvier- tout le côté purement « actif » du récit, comme les manœuvres de la goélette, les attaques, échanges d'insultes et disputes au couteau, etc. s'adresse nettement à  un univers plus généralement connoté  « garçons ».

A titre tout personnel, j'avouerais avoir toujours lu avec un fascinant mélange de gêne et de satisfaction l'épisode de la fin de l'ambassade de Silver (37) : « – Qui va m’aider à me relever ? Hurla-t-il. Personne ne bougea. Poussant les plus affreuses imprécations, il se traîna sur le sable jusqu’à ce qu’il pût s’accrocher à la paroi du vestibule et se réinstaller sur sa béquille. Puis il cracha dans la source. – Voilà, cria-t-il, voilà ce que je pense de vous. Avant que l’heure soit écoulée, je vous flamberai comme un bol de punch, dans votre vieux blockhaus. Riez, cré tonnerre ! riez ! avant que l’heure soit écoulée, vous rirez à l’envers. Ceux qui mourront seront les plus heureux. Et avec un effroyable blasphème, il s’éloigna péniblement, labourant le sable mou ; puis, après quatre ou cinq tentatives infructueuses, il franchit la palissade avec l’aide de l’homme au pavillon blanc, et disparut entre les arbres. »  Malgré les jurons et l'escalade de la palissade, la scène semble figée, silencieuse et d'une incroyable longue attente - que l'imprécation ait fini de résonner ? Ce qui nous donne le temps de réaliser que tous nos repères se sont effondrés : le pirate qui avait athlétiquement sauté par-dessus les rondins gît dans le sable en pauvre infirme, le capitaine représentant de l'Ordre s'est changé en bourreau. Qui est le Bien ? Qui est le Mal ? On est tout à la fois dans la revanche des marins immobiles et la rage coléreuse de Silver... A ce moment-là, soudain, « on ne joue plus ».


Notes

1.    R.L. Stevenson, Essais sur l’art de la fiction, éd. établie et présentée par Michel Le Bris, Petite bibliothèque Payot, 1988, p. 325.
2.    Ibid., p 334.
3.    Ibid., p. 326.
4.    Ibid., p. 325.
5.    Ibid., p. 323.
6.    Ibid., p.324.
7.    Ibid., p. 125
8.    R. L. Stevenson, L’Ile au trésor, traduit de l’anglais par Déodat Serval, Dessins de George Roux, Lire et relire. Sélection du Reader’s Digest, 1993, Paris 274p., p. 251.
9.    Essais sur l’art de la fiction, op. cit., p. 69.
10.    L’Ile au trésor, op. cit., p. 13.
11.    Essais sur l’art de la fiction, op. cit., p. 71.
12.    L’Ile au trésor, op. cit., p. 71.
13.    Ibid., p. 13.
14.    Ibid., p. 13.
15.    Essais sur l’art de la fiction, op. cit., p.276.
16.    L’Ile au trésor, op.cit., p. 125.
17.    Ibid., p. 196.
18.    Essais sur l’art de la fiction, op. cit., p. 68.
19.    Ibid., p. 325.
20.    Essais sur l’art de la fiction, op. cit., p. 332.
21.    Ibid., p. 384.
22.    Ibid., p. 328.
23.    Ibid., p. 197.
24.    Ibid., p. 332.
25.    L’Ile au trésor, op. cit., p. 232.
26.    Ibid., p. 86.
27.    Ibid., p. 88.
28.    Ibid., p. 40.
29.    Ibid., p. 231.
30.    Essais sur l’art de la fiction, op., cit., p. 251.
31.    Ibid., p. 143.
32.    Ibid., p. 172.
33.    Essais sur l’art de la fiction, op. cit., p. 239.
34.    L’Ile au trésor, op., cit., p. 54.
35.    Ibid., p. 230.
36.    Essais sur l’art de la fiction, op., cit., p. 236.
37.    L’Ile au trésor, p. cit., p.154.