A propos de la Forteresse de Gurkor de Jacqueline Trincaz, Arthur Duvoid et Julien Duvoid |
Écrit par Marc-Matthieu Münch et Jacqueline Trincaz |
Vendredi, 18 Septembre 2020 04:00 |
La découverte de l’invariant de l’effet de vie dans les textes des grands écrivains de toutes les civilisations n’est, pour l’instant, qu’un point de départ offrant à la recherche un immense domaine riche en prolongements et en difficultés. La principale difficulté semble bien être aujourd’hui encore l’intégration des réactions subjectives dans la documentation des chercheurs. De nombreux critiques académiques éliminent les lectures personnelles sous prétexte qu’il est scientifiquement absurde d’en tenir compte. Mais d’un autre côté une science qui n’intègre pas dans sa recherche tous les éléments qui constituent le fonctionnement du domaine qu’elle étudie est également absurde. Il faut donc trouver comment intégrer la subjectivité des humains dans les sciences humaines. Or c’est ce que permet en esthétique la découverte de l’invariant de l’effet de vie et sa conséquence montrant que la nature de l’art n’est pas dans un ensemble de caractéristiques de l’objet, mais dans son fonctionnement, fonctionnement prévu par un créateur en vue d’un effet de vie chez un lecteur. Pour définir une œuvre littéraire, il ne suffit donc pas d’y observer sa forme, son contenu, son milieu, son moment, sa structure, son ou ses sens, il faut rassembler le plus grand nombre possible de lectures personnelles et les confronter d’une part à l’objectivité des faits du texte et d’autre part à la subjectivité du ou des auteurs. C’est ce qui donne par exemple une valeur scientifique à la traduction récente par Julie Brock de Mon Stendhal, c’est-à-dire de tout ce que le grand écrivain japonais, Ôoka Shôhei a écrit sur « son » Stendhal qui fut le grand écrivain par rapport auquel il a sondé le monde et lui-même. On comprendra donc que j’aie accueilli avec joie la chance de pouvoir interviewer l’autrice de La Forteresse de Gurkor et, à travers elle, ses deux petits-fils, avec lesquels elle a écrit ce livre. C’est que ma lecture de ce livre, qui avait provoqué chez moi un effet de vie, souhaitait une rencontre avec la subjectivité des auteurs. Voici donc le texte de cette interview retranscrit par Jacqueline Trincaz elle-même. Qu’elle en soit remerciée. Marc-Mathieu Münch : La première chose que j’ai envie de savoir, parce qu’on ne le découvre pas à la lecture, c’est le rôle respectif de chacun de vous trois, et la manière dont l’idée est venue, dont l’ouvrage a été conçu. Jacqueline Trincaz : L’idée de ce livre est née au cours d’une promenade en forêt. Avec mes deux petits-fils, depuis qu’ils sont tout jeunes, nous nous promenons régulièrement en forêt le week-end. Au début, je leur racontais des contes, puis au fur et à mesure qu’ils grandissaient, je leur racontais des mythes africains, les affrontements des dieux gréco-romains, l’Odyssée... Puis ils m’ont réclamé des histoires sur des thèmes qui les intéressaient, les robots, les extra-terrestres… Un jour je leur ai proposé d’écrire un livre, tous les trois ensemble, et lorsque j’ai émis l’idée de situer l’intrigue dans la forêt, cette proposition a immédiatement emporté l’adhésion. La forêt représentait le cadre idéal pour que notre imagination puisse s’épanouir. Les terriers de renard inspiraient des passages souterrains. Les changements de saisons permettaient d’imaginer des décors différents : de neige, de brume, de châtaigne ou d’arbres en fleurs. En écrivant ce livre, Arthur et Julien ont très vite décidé de le dédier à la forêt. MMM : La forêt, c’est très médiéval. JT : Effectivement, cela nous a ouvert sur un imaginaire médiéval, avec des rois, des reines, des châteaux, des tours, des ponts-levis… Nous faisions toujours la même promenade avec des arrêts aux mêmes endroits. Un jour, nous avons modifié notre parcours, et cela a été catastrophique, comme si l’imagination s’était tarie. Nous avions besoin de nos repères. MMM : Comment s’est fait le passage à l’écriture ? JT : On enregistrait ensemble sur le dictaphone la synthèse de ce que nous avions imaginé, et j’écrivais ainsi, promenade après promenade, chapitre après chapitre. Cela a duré 3 ans. Arthur, le plus jeune de mes petits-fils (il avait 9 ans au début de cette aventure) a été très ému lorsque je lui ai lu le premier chapitre. L’émotion de voir leur imaginaire mis en mots se marquait sur son visage. Au début, il n’y avait pas d’intention, pas de fil directeur. Je leur ai proposé l’histoire de deux filles (alors que je m’adressais à deux garçons). Ce sont eux qui ont donné la tonalité du conte en choisissant deux princesses jumelles. Mais on ne savait absolument pas ce qui allait advenir. MMM : Le point de départ, c’est donc le choix des héroïnes. C’est le sujet très courant des héros ou plus rarement d’héroïnes, qui sauvent le monde. D’entrée de jeu, on a la lutte du bien et du mal. JT : D’emblée, avant même leur naissance, on apprend que ces deux sœurs ont un destin : sauver le Nomane Sland de Gurkor, son despote. Nous avions d’ailleurs choisi comme titre « Au cœur du Nomane Sland ». La maison d’édition proposait « La révélation d’Obellul ». MMM : Obellul, l’Enchanteresse. JT : Oui, mais nous avions choisi l’Enchanteuse, à la fois celle qui fait des enchantements et celle dont la voix chante. Mais la maison d’édition a préféré le terme d’Enchanteresse, qui lui semblait mieux correspondre à un ouvrage d’heroic fantasy. MMM : Tu as donc découvert le style romanesque de l’heroic fantasy. JT : Pas vraiment. Car le style est totalement le mien. Je n’ai pas voulu, par exemple, relire Le Seigneur des anneaux pour ne pas être influencée, même si l’imaginaire des garçons était imprégné de ces lectures. Je tenais à adapter mon propre style au rythme de l’action, telle qu’elle progressait de semaine en semaine. MMM : Au point de vue du style, j’ai beaucoup apprécié l’efficacité. C’est clair, c’est simple, on est directement dans la situation. Tu trouves les mots qu’il faut, tu insistes quand c’est nécessaire mais sans excès. Le style passe très bien. JT : Au début, lorsque j’hésitais entre tel ou tel mot, je demandais à Arthur celui qu’il préférait. Je ne voulais pas adopter un style universitaire, avec des termes qu’un jeune comprendrait mal. Mais au fur et à mesure que mes petits-fils grandissaient, j’ai arrêté de leur demander de choisir entre deux termes. Par contre, j’ai toujours tenu compte de leurs remarques. Et mon style, au cours de ces trois années, s’est, je dirais presque naturellement, adapté au sujet et aux péripéties qu’ils inventaient. MMM : J’ai beaucoup apprécié l’invention du vocabulaire : les mots choisis pour les lieux, pour les noms, les produits chimiques… JT : Nous cherchions ensemble. Les noms ont rarement été laissés au hasard. Gurkor et Grisor, les deux personnages centraux, de par leur proximité phonique, sont comme les deux faces d’une même pièce, les figures du mal et du bien. Mais ceci, nous ne l’avons découvert que plus tard, c’est inconsciemment que nous avions fait ce choix. Parfois, le nom ne s’imposait pas immédiatement. Nous tâtonnions. Pour Gantualm, qui est une sorte de géant, nous cherchions du côté de Gargantua et Pantagruel. Cela a été un mélange des deux. MMM : De même les parents de Gantualm. JT : Jokal vient de Jocaste, la mère d’Œdipe, et pour Pangrol, on reste chez Rabelais avec le personnage de Panglosse. MMM : Certains sont faciles à décrypter comme l’Absurdagne. JT : On avait pensé à l’Absurdie, mais « Voyage en Absurdie » existait déjà, et Absurdagne sonnait comme un véritable territoire géographique. Il y a aussi les Satiryxes, qui caricaturent le pouvoir et sont assassinés à la manière de Charlie. Le nom des traîtres n’a pas non plus été laissé au hasard. On trouve pour Tranelon un écho avec Ganelon, ou pour Ivagoran une parenté avec Iago. MMM : Pour Ivagoran, on a vaguement le sentiment qu’il y a un rapport, mais je n’avais pas réussi à trouver lequel. JT : Oui les références littéraires et artistiques sont nombreuses. Myron, par exemple, c’est le sculpteur. Mais pour revenir aux noms des produits chimiques capables de provoquer l’explosion, ce sont les garçons qui les ont trouvés. Par exemple le robium, en raison de sa parenté homophonique avec le radium, ou la pyrofyte par son lien étymologique avec le feu. J’avoue qu’Arthur et Julien m’ont étonnée de par leur grande inventivité. MMM : Du point de vue de l’intertextualité, on sent la présence du monde grec, du monde classique, et puis du Moyen Age. JT : Tu as raison. Mais les habitants de Sensagne, qui ont inventé les machines qui volent, qui écrivent seules, qui calculent plus vite que les hommes, c’est notre société d’aujourd’hui. MMM : Je considère que cet ouvrage est un chef-d’œuvre du point de vue de la profondeur psychologique et philosophique, ça va très loin. JT : J’ai eu le plaisir de pouvoir faire passer des idées auxquelles je tiens. Durant ma carrière universitaire, j’ai enseigné sur l’altérité, ou sur la fonction des rites, comme les rites de mort. Ainsi les deux sœurs, durant leur voyage, sont confrontées au refus de la différence, ou encore, lorsque Gantualm risque de mourir, elles accomplissent les gestes qui s’imposent. MMM : On voit bien le rôle des rites de mort, avec Zonio. C’est très triste. Et toujours d’un point de vue anthropologique, au tout début, il y a ce grand « jeu de l’oie » vivant, où l’oie est remplacée par le papillon. JT : Oui, l’aspect culturel est omniprésent, comme dans la Ronde des Roues, qui est une fête masquée. Le peuple des Myrlitons s’est choisi le Paon comme totem, et les masques sont ceux du paon. Pendant que j’écrivais le livre, j’ai vu une exposition sur les Mayas, qui m’a inspiré la description des ornements des masques. D’ailleurs, durant les trois années de la gestation du livre, mon esprit était constamment envahi par le récit. Quand je voyageais, je photographiais les représentations picturales du paon ou du papillon que je voyais dans les musées ou les palais, ou encore les grosses cloches de beffroi, tout ce qui a son importance dans l’histoire. Cela m’aidait à m’imprégner de l’atmosphère du voyage des deux héroïnes. MMM : Je ne me suis pas rendu compte de l’importance que prenait ce livre dans ta vie. JT : Oui, avec mes petits-fils, on a voulu tenir ce projet secret. On n’en a pas même parlé à leurs parents. MMM : A aucun moment, ils n’ont dit « on veut faire autre chose, on en a marre » ? JT : Non, ils étaient heureux de retrouver l’histoire à chacune de nos promenades. MMM : Quand tu écrivais les scènes d’assaut, de bagarres, de destruction, on a l’impression que tu te prenais au jeu. Est-ce que tu as un fantasme de guerre, de destruction ? JT : Pas du tout. Ce sont les garçons qui ont introduit des batailles dans le récit. Cela fait partie de leur imaginaire. Pour le premier affrontement, ils m’ont dit « Il faudra en mettre d’autres, mais il faut savoir d’abord si tu es capable d’écrire une scène de guerre ». Je n’en étais pas du tout certaine. Du coup, j’ai compensé par des lectures. J’ai relu de grandes épopées comme le Mahabharata, les combats des Titans et des dieux, L’Iliade, et même Mobby Dick… Les épisodes guerriers se sont nourris de ces lectures. En aucun cas ils ne relèvent d’une agressivité latente en moi, du moins je n’en ai pas conscience. MMM : Il y en a beaucoup. A la fin, ça se démultiplie. Avec l’attaque de la prison, l’éboulement du dôme, de la forteresse… JT : Et même avant, lors du combat contre les Argousiers, après que les résistants ont pu récupérer des chevaux et des armes moyenâgeuses. J’ai toujours voulu rester très proche du récit imaginé au cours de nos promenades. MMM : Et tu avais la chance d’avoir toute cette culture pour soutenir le récit. JT : Il y a eu aussi des évènements particuliers qui ont joué leur rôle. Par exemple Julien devait aller, avec des élèves de son collège à Oradour-sur-Glane, accompagner le Président Macron. Un épisode de cette violence inouïe a trouvé sa place dans l’histoire, lorsque les Sublimes Stratèges de Gurkor, les SS, incendient l’Absurdagne. J’ai essayé néanmoins de l’adapter pour ne pas créer d’angoisse chez les jeunes lecteurs. MMM : Oui, tu dis les choses clairement sans insister sur le sang, en particulier sur toutes les blessures. Et puis, il y a le miracle des onguents ! On est tout de même dans un monde fantastique, comme avec la pierre noire, tombée du ciel, qui permet de retourner là d’où l’on est venu. JT : C’est une invention complète. MMM : Et qui, du point de vue de l’intrigue, sert très souvent. Ce que j’ai beaucoup aimé, c’est qu’au début du voyage, avant les épreuves, il faut affronter sa propre peur. JT : Arthur et Julien, en évoquant l’origine-story de la peur d’Indiana Jones pour les serpents, ont voulu que ce passage s’inscrive au début du voyage, avant toute rencontre dans le Nomane Sland. MMM : Il s’agit d’affronter la Sigorne, ce monstre qui pétrifie comme Méduse, ou de vaincre l’angoisse de la solitude. C’est très fort. JT : Il s’agit effectivement d’affronter des peurs différentes, dont on va découvrir l’origine. Notamment cette angoisse de la solitude associée au feu pour l’une des héroïnes. MMM : Le symbole joue un rôle important dans l’œuvre. On se rend compte que la dimension symbolique pour les êtres humains est fondamentale. Le symbole du papillon est magnifique et c’est dit d’une manière très claire dans l’énigme, puisque d’un côté, il est la chenille rampante, et de l’autre, il est l’élan dans les airs. Comment est venue ensuite l’idée que, dans la forteresse, le papillon est d’abord enlevé puis remis, et que c’est le fait de remettre le papillon, c'est-à-dire les cinq pierres en place, qui la détruit ? JT : C’est venu naturellement. Quand Gurkor a réclamé une forteresse invincible, Jokal et Pangrol, les architectes, ont choisi, pour ce faire, le symbole du papillon, la marque des Nymelphes. L’invincibilité de la forteresse représentait le mal. Le papillon ne pouvait y être présent. Lorsqu’il est réintroduit dans la muraille, cette invincibilité disparaît. MMM : Il n’est pas destructeur en lui-même. JT : C’est le contraire. Il représente la liberté et l’espoir de vaincre le mal MMM : L’idée qu’on a spontanément, c’est que le bâtiment est parfait à partir du moment où les dernières pierres sont posées. Or, c’est quand il devient parfait qu’il s’effondre. JT : C’est son imperfection qui le rendait invincible. Remettre le papillon à sa place originelle permet de détruire l’invincibilité mauvaise, réclamée par Gurkor pour maintenir son pouvoir tyrannique. La perfection de la forteresse, c’est sa destruction. MMM : Je suis allé dans cette direction, avec l’idée que lorsque la perfection morale, la perfection des Nymelphes s’inscrit sur le mal, le mal se détruit.` JT : C’est exactement cela. Puisque les Nymelphes sont des êtres parfaits, elles représentent l’idéal du bien vers lequel peuvent tendre les humains. C’est cette perfection qui est capable de vaincre le mal. Au début du livre, la prophétie de Lubilis est claire sur ce point : « deux princesses au cœur pur viendront défier Gurkor ». MMM : Dans le monde en Noir et blanc, celui du bien et du mal, le mal c’est le pouvoir, et le bien la paix. JT : Le mal, c’est plutôt la soif du pouvoir, qui mène à se renier soi-même, qui pousse à faire des abominations. MMM : Avec ce rêve de l’homme parfait. JT : Pour cet homme parfait, dont rêve Gurkor, je me suis bien sûr inspirée des idéologues de l’inégalité des races, qui ont inspiré le 3ème Reich, comme Gobineau par exemple. MMM : Aujourd’hui, ce qui remplace les contes de fée, les contes fantastiques, ce sont les œuvres initiatiques. Comme l’a montré Bettelheim, elles sont nécessaires pour aider. JT : Bien avant d’avoir achevé le livre, mes petits-fils avaient déjà choisi comment il se terminerait. Dans l’épilogue, les jeunes héroïnes imaginent comment leur mère va accueillir leur retour : en leur disant « comme vous avez grandi mes petites-filles ». En fait, c’est ce que leur dit leur maman chaque fois qu’elle les retrouve après une séparation. Cette fin m’a semblé totalement appropriée. Les héroïnes ont grandi moralement, après avoir accompli ce voyage initiatique. Dans notre société actuelle, bien qu’il y ait moins de rites de passage, il y a des périodes initiatiques tout au long de la vie. MMM : Ce qui m’a particulièrement ému, c’est l’intervention d’une puissance surnaturelle qui vient aider. La dimension spirituelle, celle d’une transcendance, traverse le livre. Comme dans Cendrillon, il y a une bonne fée. Ce geste miraculeux qui sauve, ça c’est du fantastique. JT : Dans les contes et légendes, dans les mythes de toutes les cultures, on peut trouver cette idée d’une aide extérieure : une fée, un génie, un parent défunt, un dieu… Dans l’Odyssée, c’est Athéna qui veille sur Ulysse. MMM : Les dieux grecs ne sont pas parfaits, mais ils aident, ils donnent des signes. A la base, il y a toujours la condition humaine. JT : Dans le livre, c’est un peu cela. Obellul veille à distance sur Floriane et Kaïna, mais elle n’aurait rien pu faire pour les aider si elles ne s’étaient pas toujours comportées dignement dans toutes les circonstances. MMM : Dans le monde d’aujourd’hui, dans le monde de la rue, il semble y avoir un manque total d’une aide transcendante. Et la religion ne répond plus aux attentes. JT : Tu as raison. Cela crée un manque. Peut-on vivre sans mythe ? MMM : C'est-à-dire sans réponse aux « Pourquoi ? ». Pourquoi sommes-nous mortels ? Pourquoi y aurait-il quelque chose plutôt que rien ? Pourquoi ne comprenons-nous pas le pourquoi de toutes choses ? Et il me semble que l’on vit dans l’éblouissement, dans la négation du problème. On le voit bien avec la pandémie de Covid, la façon dont on a éliminé la mort, sans plus de cérémonie. JT : Alors qu’on parlait quotidiennement de « morts statistiques », on réfutait la dimension anthropologique et spirituelle de la mort. Les rites de mort sont une nécessité pour la paix des vivants. MMM : Au cours de mes recherches, j’en suis venu à penser qu’on devrait chercher un invariant dans tous les livres de sagesse de l’Humanité, et créer une morale universelle à partir de cela. Et donc un espoir, et donc un progrès. On ne trouve pas chez les puissants une volonté de renoncer à la bagarre. Ce qui est admirable dans le livre, c’est la façon dont, pendant longtemps, il y a un méchant qui domine les méchants. Puis il y a une unité des méchants, et à un moment donné, il y a comme une vitre qui se brise, une zébrure absolue, et ils deviennent tous assoiffés de pouvoir, s’étripant les uns les autres. A la toute fin, il y a une Deus ex machina. C’est un peu brutal peut-être. JT : J’ai beaucoup aimé écrire cette scène, la manière dont le sceptre passe de main en main, et dont ils s’empoignent les uns les autres pour le récupérer. MMM : Cela ressemble tellement à la politique ! Et on a ici une bonne critique de l’homme augmenté. JT : C’est un sujet qui intéresse les jeunes : quels dangers représente l’homme augmenté ? Comme bien d’autres questions d’ailleurs : des populations, refermées sur elles-mêmes, intolérantes aux différences, hostiles à l’étranger, peuvent-elles être capables de créer de la beauté, de l’art, pouvant susciter des émotions intenses ? Ou encore : les collaborateurs du Dictateur peuvent-ils avoir des états d’âme ? Sont-ils capables de poser la question du bien et du mal, de se remettre en cause ? MMM : J’ai bien aimé justement ce passage où le SS s’interroge sur le bien et le mal : « Pourquoi les filles m’ont-elles soigné, moi leur ennemi ? » JT : J’ai écrit ce passage comme les stances du Cid. Avec ce va et vient incertain quant à la décision à prendre. MMM : Il ya beaucoup d’autres choses que j’ai bien aimées dans cet ouvrage : le géant qui se demande pourquoi soigner un méchant, ou encore, ce que l’on découvre assez tardivement, le fait que Gurkor est traumatisé car il n’a pas réussi à séduire une Nymelphe. JT : Oui, on découvre plus tard aussi qu’il est geignard et pleurnichard. MMM : J’ai aimé voir Gurkor par flashs. C’est très visuel, très cinématographique. Ces arrière-plans des profondeurs sur Gurkor, j’ai trouvé ça très fort. JT : C’est une idée de Julien qui m’a impressionné par son imagination foisonnante. Nous avons bien tous les trois créé cette histoire, mais j’ai découvert que les personnages prenaient leur vie propre par le passage à l’écriture. Ils semblaient m’échapper, je me sentais emportée, comme dépassée. A tel point qu’un de mes petits-fils m’a dit « on dirait que tu es amoureuse de Grisor ». C’est le chef de la Résistance qui s’organise contre le despote, et c’est curieux ce que je vais dire, peut-être très lacanien, c’est comme si je n’avais pas pu lui résister. MMM : On a forcément un préféré. Mais tu as un don que je ne connaissais pas. JT : Moi non plus, je n’en étais pas consciente. MMM : Je pense que c’est une vérité fondamentale de l’œuvre d’art. Cette prise de possession des personnages, qui vient de l’au-delà. Tous les grands écrivains le disent. C’est pourquoi, j’ai intégré ce phénomène dans la théorie de l’effet de vie. Chacun de nous a suffisamment d’imagination pour suivre cette qualité, mais n’en a pas forcément l’expérience par l’écriture. JT : Je n’aurais pas eu l’imaginaire pour échafauder cette histoire sans Arthur et Julien. Il était impossible que j’écrive cette histoire seule. J’ai porté par l’écriture ce qu’ils avaient en eux, et j’ai aussi apporté ce qu’il y avait en moi. MMM : Oui, toute la réflexion sur l’Humain, sur la différence. Mais je te voyais comme anthropologue et Professeure d’Université, pas du tout comme romancière. JT : Jeune, j’ai écrit des poèmes et j’ai connu cette expérience du jaillissement. Je me sentais comme possédée par les Muses. Mais je n’ai connu cela que sur une période très courte. Une année, tout au plus. L’écriture scientifique, qui a été la mienne par la suite, est très différente de par ses exigences méthodologiques. Et là, j’ai retrouvé la liberté de l’écriture. Je suis d’autant plus satisfaite de cet ouvrage que je sais qu’Arthur et julien pourront le faire évoluer vers la bande dessinée, ou vers d’autres œuvres graphiques. MMM : C’est très visuel effectivement. On voit physiquement les personnages, comme Zonio avec ses écailles, ou le Messager avec ses Longues Jambes. La forêt aussi est très visuelle. Quant à la psychologie des personnages, elle est très simple, mais avec, de temps en temps, des apports d’une grande richesse. JT : Tu évoques le Messager aux Longues Jambes. C’est un personnage très complexe et très humain. Au début, il est soumis à l’ordre qui lui est imposé, il apparaît comme un collaborateur zélé du pouvoir. Mais le fait d’être amoureux d’une résistante le transforme complètement. Il se révèle à lui-même, tout en ne recherchant à faire ni le bien ni le mal. MMM : Oui, il est très émouvant. Sinon, il n’y a pas beaucoup d’histoires d’amour dans le récit. Sinon les parents de Gantualm, mais ils sont morts. JT : Il y a aussi les Nymelphes qui, par amour pour des hommes, ont accepté de perdre leur immortalité pour ne vivre que « le temps si court des humains ». Par contre, il y a énormément d’amitié, avec également ce lien très fort qui unit les deux sœurs jumelles. MMM : On voit aussi les traitres, il y a plusieurs intrigues dans l’intrigue. Et quand les jumelles sont surprises devant le bâtiment des argousiers en blouse blanche, cela m’a fait penser au chapitre de la pieuvre dans Les Travailleurs de la mer de Victor Hugo, qui se termine par « Il se sentit saisi par le pied », et le chapitre suivant passe à autre chose. C’est la patte d’un grand écrivain. JT : Le fait d’écrire en plans séquences, un chapitre par promenade, a pu susciter ces brusques changements. MMM : Sur la 4ème de couverture, on parle de ce livre comme de ton « premier roman pour la jeunesse ». Y en aura-t-il d’autres ? JT : On a envisagé d’écrire une suite. Mais Arthur et Julien ont grandi. Ils n’ont plus le même âge, ni le même imaginaire. Ils ont d’autres centres d’intérêt, l’écologie notamment. Bien sûr, il y a là matière à écriture, mais je ne les vois plus aussi régulièrement. Nos promenades en forêt se sont espacées car leurs weekends sont consacrés à bien d’autres activités. MMM : Cette œuvre à trois, c’est une expérience merveilleuse. C’est très rare. Comme formation, ce que tu as fait avec tes petits-enfants est génial. Ça leur restera toute leur vie. JT : Pour moi aussi, cela représente l’une des plus belles expériences qu’il m’aura été donné de vivre. MMM : C’est effectivement une très grande richesse. On ne donne plus assez de place à l’intergénérationnel. Et tu n’as pas oublié la dimension artistique. JT : Elle est très présente, peut-être sous l’influence de nos discussions, de nos nombreuses visites dans les musées. L’Homme en marche de Giacometti a inspiré la statue des deux héroïnes réalisées par les sculpteurs Myrlithons. MMM : Au point de vue littéraire, cet ouvrage est une réussite, c’est un chef d’œuvre. JT : Ce que tu dis me touche énormément.
J’avais d’abord souhaité développer certaines des idées de cet entretien qui n’ont été qu’évoquées et qui ont une grande importance du point de vue des conditions de la réussite en littérature. Mais, à la réflexion, je préfère laisser les lectrices et les lecteurs suivre le chemin de leurs propres réflexions et émotions, un peu comme dans ces (bonnes !) explications de texte où l’on découvre la force d’une œuvre dans ce qui se passe dans le corps-esprit-cerveau des élèves. Comme le dit très bien Pascal Quignard « Lire réécarquille le passage vers la vie, le passage par où la vie passe, la brusque lumière qui naît avec la naissance. »
1. Jacqueline Trincaz, professeure émérite en sociologie à l’Université Paris-Est Créteil est anthropologue africaniste au début de sa carrière. Elle a ensuite orienté ses thèmes de recherche vers la sociologie du vieillissement. Le livre est publié à L’Harmattan Jeunesse en 2019. Notre entretien fait suite au compte rendu que j’ai publié sur le site des Émérites de Lorraine. |