La dialectique du singulier et du pluriel chez Kandinsky |
Écrit par Marc-Mathieu Münch |
Lundi, 30 Novembre 2009 14:17 |
Pour étudier la dialectique du singulier et du pluriel dans les arts poétiques des grands artistes, il n’y a peut-être pas de meilleur texte que le traité Du spirituel dans l’art, et dans la peinture en particulier de Kandinsky. Ce texte annonce avec force, dès la première phrase, la thèse du pluriel, c’est-à-dire l’idée qu’une œuvre d’art est toujours particulière : « Toute œuvre d’art est l’enfant de son temps, et, bien souvent la mère de nos sentiments. » Il va à la ligne et il insiste : « Ainsi de chaque ère culturelle naît un art qui lui est propre et qui ne saurait être répété. Tenter de faire revivre des principes d’art anciens ne peut, tout au plus, conduire qu’à la reproduction d’œuvres mort-nées. » (1) C’est bien le thème du pluriel du beau dans les arts qui est exprimé ici. Mais à peine a-t-on tourné la première page que la thèse du singulier apparaît avec l’idée que l’art est également fondé sur une « nécessité intérieure ». (C'est lui qui souligne, DSp 52) Il explique : « La similitude des recherches intérieures dans le cadre de toute une atmosphère morale et spirituelle, la recherche de buts déjà poursuivis dans leur ligne essentielle, mais oubliés par la suite, donc la ressemblance de l’ambiance spirituelle de toute une période, tout cela peut conduire logiquement à l’emploi de formes qui ont, dans le passé, servi avec succès les mêmes tendances. C’est ainsi que sont nées , du moins en partie, notre sympathie et notre compréhension pour les Primitifs, et nos affinités spirituelles avec eux. Tout comme nous, ces artistes purs ont essayé de ne représenter dans leurs œuvres que l’Essentiel Intérieur par élimination de toute contingence extérieure. » (DSp 52) Ce passage, à vrai dire, est quelque peu contradictoire. Il part de la « nécessité fondamentale » qui exprime bien la thèse du singulier de l’art ; il la développe sous la forme peu convaincante de ressemblances entre différentes périodes, mais il conclut avec son expression d’ « Essentiel Intérieur » qui reprend, avec toute la force de ses deux majuscules, la thèse du singulier ! La suite de cet article veut montrer que la contradiction du début n’est qu’une maladresse due à la difficulté du sujet et que l’esthétique de Kandinsky repose bien sur une dialectique du singulier et du pluriel. Cependant, la plupart des critiques vont chercher dans ce traité les éléments du nouvel art abstrait né avec et autour de Kandinsky. (2) Ils y aperçoivent seulement une page originale de l’histoire des styles, sans voir que toute sa pensée repose sur un complexe raisonné unissant, à propos du monde moderne, l’art éternel et ses occurrences successives. Les éléments originaux de l’abstraction sont effectivement développés dans ce texte. Kandinsky y affirme qu’il faut maintenant renoncer à l’esthétique de l’art pour l’art, que les œuvres nouvelles doivent refléter « l’image sombre du présent » (DSp 79) et qu’il importe surtout de tenir compte de la séparation de plus en plus nette du réel et de l’abstrait. C’est que l’art moderne doit exprimer le « tournant spirituel » (DSp 79) qui est un retour à l’ « Essentiel ». Or, sur le plan de la facture des œuvres, cet « Essentiel » réside aujourd’hui dans les matériaux et les éléments de base de chaque art. C’est ainsi que se termine la première partie du traité. La seconde explore longuement « l’action de la couleur » et « le langage des formes » (3) . Ici Kandinsky ne craint pas d’aller dans les détails. Il associe, par exemple, le « rouge vermillon » au « feu », les « calmes profondeurs » au « bleu et au vert » (DSp 107) ; il affirme que « certaines couleurs peuvent avoir un aspect rugueux, épineux et [que] d’autres, par contre, donnent une impression de lisse, de velouté que l’on a envie de caresser […]. » (DSp 109) Mais Kandinsky se rend bien compte du côté élémentaire de ces associations et sait qu’elle sont bien plus complexes et nuancées dans la réalité de la création. Dans le même esprit, il insiste sur les interférences entre les couleurs et les formes. Il distingue aussi les quatre « sonorités principales » des couleurs et leur « dynamisme » (DSp 142) car il y en a qui vont vers le spectateur et d’autres qui s’en éloignent. Enfin, et toujours dans le cadre du pluriel du beau, Kandinsky définit ce qu’il appelle l’ « harmonie » moderne faite de luttes et de ruptures exigeant des couleurs et des formes « qui existent indépendamment en tant que telles » (DSp 164) . En somme, il y a là une sorte de grammaire des formes et des couleurs ; elle est exposée à la fois par le texte et au moyen de tableaux. Or toutes ces caractéristiques précises des formes et des matériaux, Kandinsky les présente comme des vérités générales. Lorsqu’il parle par exemple du « rouge chaud », il se sert du présent de vérité générale : « Le rouge chaud est excitant, cette excitation pouvant être douloureuse ou pénible peut-être parce qu’il ressemble au sang qui coule. » (DSp 108) Il n’ajoute jamais « selon moi » ni quelque formule de ce genre. Mais il met parfois en cause son présent de vérité générale comme dans cette note de bas de page : « Toutes ces affirmations sont le résultat d’impressions psychiques tout empiriques et ne sont fondées sur aucune donnée de la science positive. » (DSP 143) La contradiction est frappante même si elle ne gêne pas le lecteur qui comprend que Kandinsky le fait entrer dans l’atelier de ses symboles personnels et que c’est une confidence précieuse. Aussi n’est-ce pas là que réside la dialectique du singulier et du pluriel chez Kandinsky, mais dans le thème qui sous-tend toute sa réflexion sur l’art moderne. Il considère l’art, et plus particulièrement l’art pictural, comme un vêtement de couleurs et d’étoffes différentes, mais partout et toujours doublé de la même étoffe, la « résonance intérieure ». En effet, il affirme continuellement deux choses complémentaires : d’une part qu’il faut maintenant rechercher l’abstraction pour être de son temps et de l’autre que les choix faits par les artistes ne deviennent efficaces que s’ils respectent cette « résonance intérieure » dont le sens devient de plus en plus évident au cours du déroulement du texte : La forme, les couleurs, leur combinaison et toutes les techniques d’expression n’ont de valeur qu’à condition d’avoir un écho dans l’intimité de l’esprit du spectateur. A propos de la couleur, par exemple, il dit que « son impression superficielle […] peut se développer jusqu’à devenir un événement » (DSP 106) ; il parle de « vibration de l’âme », et de « deuxième effet » (DSp 107) ; il affirme que l’artiste « est la main qui, par l’usage convenable de telle ou telle touche met l’âme humaine en vibration » (DSp 112). Pour ce qui est des formes, il distingue soigneusement leur « contenu intérieur » et leur « définition extérieure ». (DSp 118) Or il ne dit pas que toutes les formes ont un contenu intérieur ; seules le provoquent les œuvres de qualité : « Il est donc clair que l’harmonie des formes doit reposer uniquement sur le principe de l’entrée en contact efficace avec l’âme humaine. » (DSp 118) Cette phrase et ce mot « efficace », marquent nettement l’entrée de la valeur de l’œuvre dans les principes esthétiques de Kandinsky. Les autres arts lui apportent des confirmations. En littérature, il remarque que le mot a une résonance particulière dans la psyché qui n’est pas due uniquement à son pouvoir de dénotation, mais aussi à sa valeur concrète. « L’emploi habile (selon l’intuition du poète) d’un mot, la répétition intérieurement nécessaire d’un mot, deux fois, trois fois plusieurs fois rapprochées, peuvent aboutir non seulement à une amplification de la résonance intérieure, mais aussi à faire apparaître certaines capacités spirituelles de ce mot. » (DSp 82)La même puissance se trouve en musique et dans la danse. Il y a enfin des phrases très nettes disant le singulier de l’art : « Il est donc clair que l’harmonie des formes doit reposer uniquement sur le principe de l’entrée en contact efficace avec l’âme humaine. » (DSp 118) Ou bien : « Nous trouvons donc ici [à propos des formes] le même critère et le même principe – principe unique, purement artistique et libre de tout élément accessoire : le principe de la nécessité intérieure. » (DSp 130) Ou bien : « C’est à ce point de vue intérieur qu’il faut se placer, et exclusivement à ce point de vue, pour répondre à la question de savoir si l’œuvre est bonne ou mauvaise. Si elle est « mauvaise » dans la forme ou trop faible, c’est que cette forme est mauvaise ou trop faible pour provoquer dans l’âme des vibrations d’une résonance pure » (DSp 197-198) . La cause est donc entendue : l’art tourne en ellipse autour de deux pôles, celui du singulier de sa nature qui est une donnée fondamentale d’homo sapiens et celui du pluriel qui permet la naissance et la vie des œuvres dans le flux de l’histoire. Cependant, les rapports des deux pôles ne sont pas faciles à comprendre comme la théorie de l’effet de vie me le montre tous les jours. C’est qu’il n’est pas évident de concevoir un objet précis, par exemple telle sculpture de Giacometti (totalement datée du point de vue de son style aussi bien que par l’équation personnelle de son créateur), à la fois comme unique et comme participant à la loi éternelle de la nature de l’art, loi que Kandinsky exprime à sa manière grâce à son expression de « résonance intérieure ». Nous avons bien affaire aux deux pôles du singulier et du pluriel de l’art et à leur dialectique difficile. Or Kandinsky a parfaitement conscience de cette difficulté. Elle réapparaît presque continuellement dans ses formulations. J’ai déjà remarqué que l’incipit du traité est quelque peu contradictoire et que le recours au présent de vérité générale pour parler de la peinture moderne a quelque chose d’illogique. Regardons de près la phrase suivante : « De ces caractéristiques de notre harmonie actuelle, il découle naturellement qu’il est aujourd’hui, plus que jamais, difficile de construire une théorie parfaitement achevée, de créer une basse continue structurée de la peinture. […] Il serait cependant prématuré de prétendre qu’il n’existera jamais en peinture des règles fixes rappelant la basse continue ou que celles-ci ne sauraient conduire qu’à l’Académisme. » Il ajoute : « La musique a également sa grammaire qui, comme toute chose vivante, se modifie au cours des grandes époques, mais qui, simultanément, peut toujours être une aide, servir utilement comme une espèce de dictionnaire » (DSp 173-174) . La difficulté saute aux yeux. Certes, il y a une grammaire, mais… qui se modifie, quoique… tous comptes faits, elle puisse être utile. On est en pleine contradiction. Loin de moi, pourtant, l’envie d’en sourire parce qu’elle dit très bien, à sa manière, toute la difficulté de la dialectique complexe de nos deux composés contraires et complémentaires de l’art. Ils sont nombreux, dans tous les arts, les traités de grands créateurs qui témoignent de cette même dialectique. Il est passionnant d’en repérer les formes différentes. Certains n’ont pas du tout conscience que la nature de l’art est double. C’est qu’ils considèrent d’avance et philosophiquement que le beau ne peut être qu’un. Pour eux, le beau de toujours et le leur propre ne sont a priori qu’une seule et même chose. Il faut donc regarder de très près le langage dont ils se servent et les apories qu’ils véhiculent pour découvrir les rares moments où le pluriel apparaît malgré eux. D’autres sont persuadés que l’art est sans nature, c’est-à-dire que tout peut être art. Ils ne peuvent dire, alors, que « je », « moi », et « mon originalité ». Mais il est rare qu’ils puissent écrire tout un traité sans qu’on les surprenne à glisser au passage que tout n’est pas art, voire à donner une formule du beau en passant. Au début du vingtième siècle, on l’a vu, Kandinsky était bien placé pour comprendre ce qu’il en est vraiment, quitte à se laisser parfois piéger par la difficulté réelle du problème.
Notes (1) Kandinsky, Du sprituel dans l'art et dans la peinture en particulier, édition établie et présentée par Philippe Sers, traduit de l'allemand par Nicole Debrand et du russe par Bernadette du Crest, Folio, Essais, 214 p., 1989, p. 5. Les citations de ce livre seront indiquées par la suite entre parenthèses : (DSp avec le numéro de la page concernée). (2) Pierre-Damien Huygue, néanmoins, a bien vu l'importance de l"art pur" dans ce traité. Cf Le Devenir peinture, L'Harmattan, 1996, p. 89. (3) Cf les deux premiers livres de la deuxième partie. |