Denis Guenoun, "Dramaturgie du football et question nationale" PDF Imprimer
Écrit par Marc-Mathieu Münch   
Mardi, 17 Novembre 2009 13:59

Denis Guenoun, "Dramaturgie du football et question nationale" in Pourquoi des théories, Les Solitaires intempestifs, 2009, pp. 11-28.


Deux postulations opposées se rencontrent aujourd’hui dans la critique académique. La première, que j’appelle centrifuge, se fonde sur le fait que la littérature parle de tout et révèle tout l’humain. Elle lui applique, en conséquence, toutes les sciences humaines connues depuis l’histoire jusqu’à l’ethnopsychologie en passant par la linguistique textuelle. Cette postulation est aujourd’hui dominante. L’autre est centripète et cherche à faire exister l’idée que la littérature possède une spécificité forte qu’elle ne partage qu’avec les autres arts. Et qu’il y a donc lieu de créer une science humaine dédiée à cette spécificité forte. 

 C’est la jeune théorie de l’effet de vie qui se place sous l’égide des grands créateurs.

Or, l’article de Denis Guenoun, publié dans le récent Pourquoi des théories, qui est le premier volume du Groupe de Recherche Théoriques de l’université Paris-Sorbonne, me semble un révélateur exemplaire de ce qui sépare la critique centripète de la critique centrifuge qui a de plus en plus tendance à s’éloigner de la littérature proprement dite. L’auteur part du récit et du drame pour arriver à deux conclusions affirmant l’une, que l’analyse dramaturgique doit se dépasser pour « accéder aux fonctions pratiques, sociétales ou stratégiques des productions spectaculaires » (p. 28) et l’autre que c’est aux humains et non au capitalisme de « conquérir une unité du monde à venir » (p. 28).

J’ai choisi cet article parce qu’il est brillant, mais aussi parce que sa démarche claire et logique donne ample matière à réflexion théorique. Elle permet, en effet, de suivre un chemin rationnel qui va de carrefour logique en carrefour logique où l’auteur choisit, à chaque fois, une route plutôt qu’une autre, ce qui invite le lecteur, tout en avançant, à saluer au passage les routes délaissées.

Le projet de l’article est de «caractériser de façon comparative le récit, le drame et le match. » (p. 11) Il définit ses concepts en choisissant les outils du structuralisme linguistique pour définir d’abord le récit : « […] tout récit est l’exposition d’un processus dans lequel un agent ou un groupe d’agents solidaires (A) agit pour atteindre un but, et voit cette action entravée par une série d’obstacles qui retardent, ou empêchent, la réalisation de l’objectif. » (p. 12) Cette définition est déjà un carrefour puisqu’elle ne souffle mot ni de l’auteur, ni du public, ni du style, ni de l’art littéraire, toutes choses qui sont pour beaucoup –et surtout pour les grands écrivains - des éléments constitutifs du récit. Mais allons de l’avant. Au prochain carrefour, Denis Guenoun définit le drame . Il choisit de le faire par rapport au récit. Le drame est alors « un sous-ensemble de la catégorie plus large des récits » (p. 16), et il « est un récit où les obstacles à la réalisation de l’objectif par l’agent (A) proviennent exclusivement ou principalement de l’action d’un autre agent (B). » (p. 12) C’est très logique. Une autre route logique eût été , mais je ne m’y arrête pas, de se demander si le drame est un sous ensemble du théâtre. Cela s’est vu et cela eût nécessairement modifié la démarche. Avançons toutefois car « on peut, dès lors aborder la structure du match. » (p. 16) Voici un carrefour de grande circulation. Il n’est pas aberrant de définir le match sans passer par le récit ni par le drame. On peut dire, cela s’est vu, qu’il s’agit des jeux de cirque modernes, ou d’une compétition entre joueurs, clubs, villes et nations, ou même d’un sport.

Pourtant, dit l’auteur, « le match semble endosser » toutes les caractéristiques formelles du drame – et donc du récit » (p.16). Avec cette différence, précise-t-il, que le récit et le drame adoptent le point de vue affectif du héros et de son groupe alors que le match choisit « la règle qui institue l’égalité entre les deux équipes » (p. 17). Il y a donc quelque chose qui « fait encore défaut » au match et c’est « la détermination du vecteur » qui fait décider « pour qui on est. » (p. 17) Peut-on dire ici que le match est un drame à qui il manque quelque chose sans se demander, en bon chercheur, si le drame n’est pas plutôt un match auquel il manque quelque chose, c’est-à-dire la liberté pour l’auteur ou pour le lecteur de choisir pour qui il est ? Et saluer, en passant, la route des esthétiques littéraires qui mènent ou bien aux récits mettent en scène un antihéros, ou qui varient le point de vue, le vecteur, ou encore l’énorme chapitre des esthétiques littéraires qui explorent l’ambiguïté des buts à atteindre et la question du sens fléché, « engagé », de l’ensemble. De grands effets d’art ont été atteints au bout de ces chemins. Ils n’ont pas grand-chose à voir avec le monde en noir et blanc des passions footballistiques.

En ce point du discours l’auteur montre très bien que les foules de nos cirques modernes prennent parti pour l’une des deux équipes. Ce faisant ne barre-t-il pas plusieurs chemins en disant que ce parti-pris est quasi indispensable ? : « On dit souvent (et on remarque dans les grandes compétitions) qu’il est difficile de trouver de l’intérêt voire de prendre du plaisir comme spectateur d’un match sans décider « pour qui on est.» (p.17) Denis Guenoun a raison eu égard aux passions des foules, mais que fait-il de ceux qui ne prennent pas parti, de ceux qui regrettent les passions de cette prise de parti, de ceux qui définissent le sport comme le fait Pierre de Coubertin, par exemple ?

Comment expliquer ces passions, leur intensité, leur rigidité psychique ? C’est une question (un carrefour) qui pose des problèmes complexes aux psychologues qui réfléchissent à la construction de l’identité des individus modernes, aux sociologues travaillant sur les mouvements des foules, aux médiologues analysant la façon dont les médias les encouragent, aux policiers chargés des débordements, sans oublier le rôle des politiques et des capitalistes. L’auteur privilégie le capitalisme, là où j’aurais tendance à conseiller, avec Edgar Morin, la pensée complexe. Il montre, avec d’excellents arguments, que le capitalisme soutient les grandes manifestations sportives. Le sujet de son article en est modifié : « La question devient alors : pourquoi le capitalisme global favorise-t-il à ce point, et s’engage-t-il aussi activement, dans ce jeu planétaire du national et des nations ? » (p. 20)

Le lecteur est arrivé au point ultime du mouvement centrifuge de cet article qui montre dès lors, en s’appuyant sur I. Wallenstein et sur E. Balibar que « le processus de mondialisation en cours depuis les débuts de la modernité, et visiblement accentué aujourd’hui, n’est aucunement un processus de désétatisation. » (pp. 22-23). Et il affirme, comme je le relatais plus haut, que c’est à nous de devenir les vrais acteurs de la mondialisation.

En somme, tout conduit à tout, et inversement. La jeune école de l’effet de vie ne le conteste pas. Elle se réjouit que les modernes sciences humaines aident les littéraires à mieux connaître le phénomène humain. Elle se borne à réclamer le droit de chercher aussi ce qui fait que l’art littéraire est quelque chose de spécifique comme le veulent tous les grands auteurs que nous tâchons de faire aimer aux peuples modernes.

Je termine en rappelant que le volume entier annonce une réflexion sur le « pourquoi des théories ». Denis Guenoun n’aborde pas ce sujet, s’en explique dans la Présentation et s’en excuse dans les dernières lignes de l’article. Il a raison ; le cadre court d’un article de dix-huit pages ne le permet pas. Je n’en parlerai pas non plus ici et pour les mêmes raisons. Sauf à suggérer que l’un des avantages de la théorie est d’enseigner aux chercheurs à explorer tous les chemins de chaque carrefour logique.