Effet de vie et plagiat |
Écrit par Kisito HONA |
Dimanche, 06 Juin 2010 20:05 |
Résumé : Cet article voudrait répondre à la question de savoir quel est le rapport pouvant exister entre la théorie de l’effet de vie développée par Marc-Mathieu MÜNCH et le plagiat. Cette théorie peut-elle rentrer dans la critériologie du plagiat ? En d’autres termes, est-ce qu’elle peut constituer un critère supplémentaire dans le processus d’identification du plagiat ? Un plagiat peut-il susciter un effet de vie ? Aussi, en mettant l’accent sur l’invariant que constitue « l’effet de vie », singularité de l’art littéraire, la théorie élaborée par Marc-Mathieu MÜNCH offre-t-elle une opportunité intéressante de proposer une réponse au moins partielle à cette attente ? Alors, questions : qu’est-ce que l’effet de vie ? Une œuvre plagiée peut-elle provoquer un effet de vie ? Le plagiat n’a-t-il pas un effet nocif sur la survenue ou la subsistance de l’effet de vie ? Mieux, ne provoque-t-il pas a contrario, « un effet de mort » ? Et si tel est le cas, cet invariant ne serait-il pas un critère d’identification supplémentaire du plagiat ? La réponse à cette dernière question sera l’hypothèse de ce travail : en effet, la théorie de l’effet de vie peut constituer un autre critère d’identification du plagiat moyennant la connaissance par le lecteur du texte reproduit et de l’original. Car, deuxième hypothèse, le plagiat a bel et bien un effet nocif sur l’effet de vie. Méthode des invariants, psychologie, approches transtextuelles et comparatisme seront requis pour essayer de valider ces hypothèses. Pour ce faire, après avoir présenté les tenants et les aboutissants des outils sus-convoqués, l’on procédera à une confrontation de deux extraits tirés de Quand j’avais cinq ans, je m’ai tué (Q.J.C.A.) de Howard BUTEN et de Le Petit Prince de Belleville (L.P.P.B.) de Calixthe BEYALA, le deuxième roman comportant des reprises du premier. Comme signalé précédemment, à la question de savoir ce qui fait la singularité de la littérature, MÜNCH met en évidence un invariant qu’il nomme « l’effet de vie ». D’où le titre de son ouvrage : L’Effet de vie ou le singulier de l’art littéraire. Cet invariant du reste majeur, en recouvre trois autres qui lui sont subordonnés à savoir le mot, la combinaison des mots pour informer (au sens de donner forme) et la cohérence. Pour lui, « une œuvre d’art réussie est celle qui crée dans la psyché du lecteur-auditeur "un effet de vie" » (5). L’effet de vie est donc cette « vie artificielle » (6) provoquée par la lecture d’un texte littéraire et dans laquelle évolue le lecteur. Ce dernier, dans un état de quasi-hypnose, entre en quelque sorte dans l’univers du texte lu et prend une part active aux péripéties. La littérature le transporte, l’élève, le mène à une transcendance somme toute librement consentie, source de bonheurs et de déceptions que SCHİLLER assimile au « ciel » (7) et à « l’enfer » (8). « Sa majesté le mot » (9) est le deuxième invariant qui permet à l’auteur via son texte de parvenir à sa fin, c’est-à-dire à créer une vie parallèle. Le mot est à l’écrivain ce que, par exemple, le pinceau est à l’artiste-plasticien et l’instrument de musique au musicien. C’est son matériau. Dès lors, « le mot n’est mot que parce qu’il est en usage. Sinon il est bruit et nous sommes en dehors de la littérature » (10). Et pour que le mot joue pleinement son rôle, c’est-à-dire qu’il passe du bruit à cette virtuosité qui est dotée de la « puissance » (11) d’introduire le lecteur dans une «"seconde" vie » (12), l’auteur propose un troisième invariant à savoir le « jeu avec les mots pour créer des formes » (13). L’écrivain doit en combiner « les sonorités, les accents, les rythmes, les sens et les connotations» (14) pour produire des effets, mieux, l’effet de vie. Et c’est là que l’on pourrait situer le génie d’un auteur. Voilà pourquoi, répondant à Jacqueline DUTTON, au cours du troisième congrès d’Asie-İmasie, MÜNCH affirme qu’ « avec le meilleur des fonds vous pouvez faire une croûte, et [qu’] avec presque rien, un chef-d’œuvre (15). Pour soutenir ce point de vue, il cite nombre d’écrivains, à l’instar de BAUDELAİRE, pour qui, « manier savamment une langue, c’est pratiquer une espèce de sorcellerie évocatoire »(16). Il cite également ADDİSON qui affirme que « quand ils sont bien choisis, les mots ont une grande force, qu’une description nous donne souvent des idées plus vives que la vue des objets eux-mêmes (17). À ceux-là, on pourrait ajouter LAFORGUE qui, comme son compère HUYSMANS, avait l’ « intention d’écrire un livre où il rendrait par les mots ce que les peintres ont obtenu par les formes et les couleurs » (18). Le quatrième et dernier invariant est la cohérence de l’œuvre. Rappelant dans une certaine mesure la règle de l’unité chez les classiques, elle a pour rôle essentiel d’ordonner la multiplicité, d’éviter la dispersion des éléments et péripéties de l’œuvre pour éviter ainsi le « chaos » (19). En effet, « les artistes sont tous d’accord pour affirmer que toutes les parties d’une œuvre doivent se correspondre dans le cadre d’une forme d’ensemble repérable » (20) . À ce niveau, l’on pourrait se demander si la méthode de MÜNCH ne relève pas de l’épistémologie. En effet, Gérard FOUREZ, définit l’épistémologie très simplement comme « la discipline qui étudie la façon dont on connaît [ou] (…) comment les êtres humains réfléchissent et pensent (21). Par analogie, l’on pourrait dire que relativement à la littérature, elle peut être comprise comme le discours raisonné sur le processus de la création littéraire en amont et, en aval, et en l’occurrence, comme la description et l’explication du processus de réception du produit de cette création au plan individuel et intérieur. De ce fait, MÜNCH ferait de l’épistémologie de la réception. Il s’agirait d’une réception à la Hans Robert JAUSS ou à la Wolfgang İSER revisitée où l’auteur s’inspirerait de la catharsis que le premier nommé emprunte à La Poétique d’Aristote. La question est moins de voir la fortune d’une œuvre, c’est-à-dire comment elle a été reçue par la critique, le lectorat et la société d’une manière générale, que de dire si et comment elle a un impact précis sur la psyché du lecteur lambda. Ce qu’il appelle l’effet de vie serait donc une tentative d’en expliquer objectivement le processus d’apparition. Ce processus, comme l’atteste François GUİYOBA, ne saurait faire fi de la psychologie. En effet, bien que parlant du récit d’aventure dans son article, il donne, par ricochet, des clés de compréhension des conditions d’apparition de l’effet de vie : « À en croire la psychologie, dit-il, tout partirait du désir inconscient de l’altérité, désir qui serait latent en chacun de nous. Ce désir serait un besoin naturel parce que traduisant une incomplétude essentielle d’un ego voulant se compléter par une altérité en laquelle il verrait un alter ego avec lequel il ne faisait qu’un à l’origine. » (22) Il ajoute, fort à propos, que ce désir au niveau du subconscient devient motivation au niveau de la conscience et que, « pour combler le manque de l’autre, il faut d’abord en prendre conscience, il faut se tendre vers lui, ne serait-ce que virtuellement (23). On le comprend bien, l’autre et l’altérité, l’ailleurs et l’alter ego, causes du déplacement du héros dans le récit d’aventure, deviennent le texte littéraire ici. C’est pourquoi, poursuit-il, « alors que le désir et la motivation sont en nous, la cause, elle, est en dehors de nous. » (24) Ainsi, dans le souci d’échapper à la dictature du réel, et de retrouver le « paradis originel perdu » (25), le lecteur a recours à la littérature. Et, en le happant mieux, en mobilisant ses facultés intellectuelles, mentales et spirituelles, la lecture devient par le fait même « voyage intérieur ou introspection et rituel initiatique sur un itinéraire spirituel » (26), sous réserve naturellement des reprises que le texte lu pourrait comporter. Parmi les nombreuses approches transtextuelles au sens de Gérard GENETTE, l’on ne retiendra que les traditionnelles inter-et hypertextualités, c’est-à-dire la présence d’un texte premier dans un texte second et la relation qui les unit. Le comparatisme n’interviendra que de manière pratique dans la comparaison des textes de Howard BUTEN et de Calixthe BEYALA dans le but d’illustrer l’effet de mort qui s’ensuit. Quand j’avais cinq ans, je m’ai tué (Q.J.C.A.) est l’histoire d’un enfant taxé d’autisme alors qu’il est seulement amoureux, précoce et débordant d’imagination. Le Petit Prince de Belleville (L.P.P.B.) pour sa part, est l’histoire d’une famille malienne qui, pour des raisons de survie, décide d’émigrer en France. Une fois sur place, elle doit faire face aux exigences de la vie occidentale. En lisant le dernier roman cité, chaque lecteur imagine Belleville en fonction de ses expériences et de sa culture. Ainsi il crée son propre Belleville selon qu’il y soit déjà allé ou pas dans la réalité, qu’il ait déjà été en zone urbaine ou non, selon l’idée qu’il se fait de l’Occident, de la vie dans les cités ou dans les banlieues. Il y aura donc autant de "Bellevilles" que de lecteurs. MÜNCH ne dit-il pas que « le miracle, c’est que l’art littéraire parle à mille lecteurs différents en les intéressant diversement » (27) ? L’on peut lire et relire l’œuvre, l’on se surprendra toujours en train de voguer dans une vie parallèle, la vie du texte, au point de se prendre de sympathie ou d’antipathie pour certains personnages. L’on est donc sous le charme, un charme qui peut être rehaussé par des allusions, des citations et des reprises savamment dosées et signalées. Prenons, par exemple, l’épisode de la salle de classe. C’est un extrait dans lequel le héros raconte comment sa maîtresse d’école invite les élèves les plus doués à aider ceux qui le sont moins, et décrit l’entrée en scène de sa future dulcinée. En première lecture, cet extrait s’inscrit de manière logique et harmonieuse dans le récit de l’auteure camerouno-française : L.P.P.B., pp. 53-54 Q.J.C.A., pp. 22-23. Ce qui est frappant, c’est le fait que la rencontre avec les reprises transforme les mots en bruits qui « réveillent » le lecteur. Quel que soit le degré de fascination jusque-là ressentie devant le texte, « les points de contact » (28) entre la partie dite originale et la partie dite plagiée fonctionnent comme des pansements qui ressemblent à des excroissances. Ces excroissances provoquent de violentes secousses psychiques qui sortent le lecteur de la nouvelle vie où il était plongé pour le replonger dans la vie réelle de laquelle il voulait justement s’extraire, le temps d’une lecture. Et lorsque le lecteur, sous le charme ou plutôt dans une sorte d’apnée, aborde les reprises, il établit tout de suite le rapport avec le texte-source. Et, immédiatement, sinon automatiquement, il se produit comme une suffocation qui l’oblige à émerger comme pour respirer. C’est, pour utiliser d’autres images, le réveil brutal, la rupture du charme. Dans l’extrait ci-dessus, l’on remarque que la première partie des extraits est en italique. Dans la deuxième partie, les mots, les expressions et les morceaux de phrases uniquement en gras dans le texte original sont soulignés dans celui de BEYALA. Ce soulignement symbolise simplement les secousses ou les trous d’air du voyage, jusque-là paisible, qui oblige le lecteur à se réveiller ou, pour rester dans le champ lexical de l’aéronautique, à procéder à un atterrissage forcé. Cette expérience peut se reproduire en lisant d’autres extraits du roman de BEYALA qui présente des ressemblances avec des passages issus de romans, notamment de Romain GARY et d’Alice WALKER. Ainsi, les retrouvailles entre Momo et son père Kadir Youssef de La Vie devant soi (pp. 184-193) font écho à celles entre Loukoum et sa mère Aminata Kouradiom dans Le Petit Prince de Belleville (pp. 127-134). Également, les passages relatifs aux problèmes de couple entre Harpo et Sofia dans La Couleur pourpre (p. 56-57) rappellent ceux qui existent entre Mathilde et Kouam dans Le Petit Prince de Belleville (pp. 140-141) ; pour ne citer que ces exemples là. Et, lorsque les reprises sont particulièrement importantes (29) quantitativement et qualitativement, elles peuvent avoir un effet d’inhibition. Le lecteur semble ne plus vouloir, même malgré sa bonne volonté, se laisser prendre au jeu. Celui-ci lit désormais l’œuvre avec méfiance et ne considère plus les mots dans leur forme expressive mais dans leur seule matérialité. Cette inhibition pourrait même affecter la lecture d’autres œuvres du plagiaire. En conséquence, revenu de sa fascination initiale, le lecteur décèle, a posteriori, une sorte d’anomalie génétique dans le texte-cible. La cohérence du texte lu et l’agencement des mots volent en éclats puisque manifestement, il s’agit d’une apparence, d’une illusion, d’une tromperie. En réalité, l’œuvre devient un patchwork fait d’éléments disparates qui, désormais, semblent ne plus être aussi homogènes qu’on l’a cru au départ. La mauvaise foi de l’écrivain apparaît alors clairement. En définitive, l’effet de vie peut très bien constituer un critère de détermination du plagiat. Pour ce faire, le lecteur doit connaître le texte-source et le texte-cible. Il peut par exemple lire le plagiat avant de lire le texte original. Puis, relire le plagiat pour en mesurer enfin les effets et vice versa. Il est à noter qu’une personne ayant déjà connaissance du texte plagié peut ne pas avoir besoin de suivre ce cheminement, sa réaction pouvant être immédiate. Toutefois, un plagiat que l’on ignore fonctionne comme un texte original et pourrait bel et bien provoquer un effet de vie. Mais dès que l’on en prend conscience, l’effet de vie initial s’estompe. Le texte devient alors une juxtaposition de mots-bruits, de mots-secousses, de mots-chocs de nature à sortir le lecteur de son émerveillement et donc, à interrompre son voyage. La conséquence est que ce lecteur cesse de l’être pour devenir une sorte de détective à l’affût, qui se méfie de ses états d’âme ou qui évite d’en avoir. Il ne s’agit plus là de lecture mais d’une véritable traque des similitudes, incompatible avec l’effet de vie et susceptible de lui être fatal. Et pour cause, « en dehors de l’effet de vie, elle [la lecture] ne doit rien vouloir. Si elle se fixe sur un projet précis de repérage d’une forme, d’un thème, d’une thèse, voire d’une vérité, elle prend le risque d’empêcher le miracle de la vie artificielle » (30). C’est sans doute ce qui fait aussi dire à Marc-Mathieu MÜNCH, lorsqu’il établit le lien entre les règles ludiques et les règles littéraires, que : Kisito HONA (1),
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