Kateri Lemmens, Nihilisme et création Imprimer
Écrit par Marc-Mathieu Münch   
Dimanche, 10 Janvier 2016 11:24

Kateri Lemmens, Nihilisme et création. Lectures de Nietzsche, Musil, Kundera, Aquin, Presses de l’université de Laval, 2015, 158 p.

 

La page de couverture du livre de Kateri Lemmens attire d’emblée l’attention. Le titre lui-même, Nihilisme et création montre que l’auteure ne craint pas les grands sujets, mais le sous-titre, Lectures de Nietzsche, Musil, Kundera, Aquin, laisse entendre d’emblée qu’elle sait fort bien que le bon chercheur aborde un grand sujet avec modestie, avec la modestie de qui sait limiter son corpus et sa problématique. Le grand sujet dont il s’agit est donc celui du nihilisme de l’époque contemporaine et de la solution que la création peut lui apporter.

Tous les hommes sont à la recherche d’absolu et de plénitude aujourd’hui comme hier, mais  cette quête se double depuis le XIXe siècle d’une angoisse particulière : celle d’une époque qui non seulement n’a plus de Vérité rassurante avec « V » majuscule mais qui se sent souvent plongée dans un relativisme, dans un « pluriel du vrai », indépassable.

Ainsi, après un premier chapitre qui brosse la toile de fond de la genèse et du développement modernes du nihilisme, Kateri Lemmens consacre-t-elle d’abord trois chapitres à Nietzsche. C’est lui, en effet, qui a subi le plus douloureusement, sans doute,   le drame, la douche froide de la mort de Dieu et de l’effondrement des Valeurs absolues. Mais c’est lui aussi qui a cherché courageusement une solution dans le dépassement du nihilisme.

 

Ces chapitres montrent d’une façon très convaincante que Nietzsche propose une « nouvelle philosophie (p. 26) » qui dépasse le nihilisme par la volonté de se dominer (la volonté vers le pouvoir), par le respect du corps et de tout ce qu’il apporte à la connaissance, par l’éternel retour, remarquablement bien exposé et même par l’amor fati, c’est-à-dire par l’acceptation de ce qui advient.

 

Mais le plus grand moyen de lutte contre le nihilisme fut, pour Nietzsche, – c’est la thèse de Kateri Lemmens- la découverte que l’art est «  le grand stimulant qui pousse à vivre (p. 48) », la force qui donne forme au chaos intérieur.

 

Le nihilisme n’est pas mort après Nietzsche. On le retrouve tout au long du vingtième siècle. Il s’y développe diversement au contact des grandes caractéristiques de ce siècle c’est-à-dire du capitalisme, des idéologies, du consumérisme, du conformisme et du sentiment souvent douloureux de décadence irrémédiable.

 

Kateri Lemmens choisit donc trois auteurs particulièrement représentatifs de ce mouvement. Musil est le premier. Elle touche, à travers lui et à travers son Homme sans qualités, toute la Vienne du début du siècle qui ressent avec inquiétude l’inévitable et lente décadence de l’ancien monde chrétien dominé par le pape et par les rois. Or Musil, à l’instar de Nietzsche, cherche et trouve dans l’écriture – qu’il appelle l’ « essayisme » - une vie plus cohérente, plus lucide, une vie finalement aussi « vivante » que celle « qu’on lit (p. 75) » !

 

La vie, l’angoisse, la pensée de Kundera sont de même touchées par le thème de la « dédivinisation ( Entgötterung) » du monde (p. 77). Mais, là encore, l’art, grâce au roman et à l’humour apporte au lecteur de la lucidité, du sens,  de la distance et le  plaisir roboratif  de la vie des personnages.

 

Les Européens qui ne connaissent pas encore Hubert Aquin se réjouiront enfin de découvrir, au moins partiellement,  l’œuvre et la personnalité sensible de l’écrivain québécois Hubert Aquin. Son Journal révèle un artiste touché en profondeur par le nihilisme, voire par le dégoût de la vie, mais qui « trompe la mort  (p. 128) » par l’écriture capable de « nous consoler de notre existence limitée (p. 114) ».

 

En sus de la clarté de la langue, de la force de l’argumentation d’ensemble et  de la richesse des références citées, j’ai été tout particulièrement séduit par la sincérité de l’auteure. Elle avoue sa propre expérience douloureuse de l’esprit nihiliste. En la laissant apparaître dans sa vérité vécue, elle dépasse le niveau habituel de l’essai académique rédigé par un bon professeur. On devine qu’il y a derrière ce livre des cours vivants qui ont dû marquer les étudiants, les faire participer et poser quelques-unes des vraies questions qui se posent à l’âge où l’on doit se construire une identité pour la vie. Kateri Lemmens est elle-même écrivain et sait de quoi elle parle en suivant la trajectoire de ses « lectures ».

 

Mais  ce qui nous étonne ici, sur le site de l’effet de vie, c’est que Kateri Lemmens, dont le livre montre si bien que ses quatre auteurs cherchent une solution dans la force de l’ « effet de vie » de l’art, ne fasse aucune allusion à cette nouvelle théorie.

 

On peut naturellement considérer  qu’il s’agit de deux sujets distincts. La théorie de l’effet de vie est une théorie globale définissant la nature de l’art littéraire en se fondant sur la découverte d’un invariant mondial dans les arts poétiques des grands auteurs dont les œuvres sont passées à la postérité. Nihilisme et création étudie la réaction de quelques auteurs des XIXe et XXe siècles face au nihilisme moderne. Une remarque cependant.

 

Il n’est pas inintéressant pour l’histoire de la réception de  nos quatre auteurs de constater qu’ils considèrent que la fonction de l’art équivaut, au fond, à sa nature.

Aussi longtemps que les artistes se référaient à des valeurs transcendantes dépassant la faiblesse humaine et apportant une caution « éternelle et certaine » à leurs choix culturels, ils pouvaient facilement mettre leurs œuvres au service de l’un d’entre eux. Depuis toujours on a ainsi eu tendance à donner aux arts une fonction noble : servir Dieu, la Religion, l’Etat, la Nation, la Cité, le Bien, la Vérité, la morale, l’éducation des jeunes, voire le dévoilement de ce qui est, la lucidité individuelle, ou la révolte pour ne pas oublier Albert Camus.

 

Mais le relativisme moderne, ce que j’appelle la découverte, au XXe siècle, du « pluriel du vrai » après celle, au XIXe, du « pluriel du beau », qui ont tous deux traumatisé la pensée occidentale, n’est pas sans conséquence sur la façon dont se posent les grandes questions de l’art. Avant le relativisme on confond facilement la nature de l’art avec sa fonction ; on a tendance à réduire la nature à la fonction alors que ce sont choses différentes. Les fonctions possibles sont innombrables ; la nature de l’art est et ne peut être que celle du phénomène-art tel qu’il est donné à l’espèce humaine par l’évolution. Mais du coup réapparaît, sinon une Vérité majuscule, du moins une petite vérité relative à homo sapiens sapiens. C’est peu de chose du point de vue des galaxies ou  du Big Bang initial ou pour un Dieu possible, mais ce n’est pas rien pour nous qui ne sommes qu’humains. Oui, une petite, une toute petite vérité mais efficace à cent pour cent pour ce que nous sommes, ce n’est pas rien. Aussi serait-il intéressant de voir au niveau du détail des textes quand et comment nos auteurs ont rencontré une éventuelle distinction entre la fonction et la nature de l’art.

 

Mais il reste, et c’est là-dessus que je veux terminer, que Nietzsche, Musil, Kundera et Aquin témoignent d’un moment de l’histoire de la pensée où la principale fonction attribuée à l’art est celle de sa puissance de vie.