Jean-Luc Leroy, les Fonctions de la musique. Bilan critique et esquisse théorique Imprimer
Écrit par Marc-Mathieu Münch   
Mardi, 20 Décembre 2016 19:52

Jean-Luc Leroy,  Les Fonctions de la musique et de l’art. Bilan critique et esquisse théorique, éd. Delatour France, 2016, 199 p.

 

Lorsque j’ai commencé dans les années 1980 une recherche de fond en vue d’une définition unitaire  du phénomène littéraire, puis, plus généralement, du phénomène art, de nombreux chers collègues, choqués, ont levé les bras au ciel : «On n’allait tout de même pas retomber dans le vieux préjugé de la définition de l’art que le relativisme du XIXe siècle avait depuis longtemps mis à mort !»

 

Oui … mais l’intuition que l’art en tant que tel est un aspect spécifique important de  l’humain est restée vivante et dans l’esprit et dans la pratique de beaucoup de gens. Aussi…, depuis peu, se produit-t-il un renouveau de la recherche sur l’universalité de l’art. C’est ainsi, par exemple, que la Société allemande de littérature comparée a mis au programme de son congrès de 2011 la question d’une « esthétique universelle[1] », que les anthropologues s’intéressent de nouveau à la nature humainecomme le montre, par exemple  un excellent numéro spécial récent de la revue Scienes Humaines,  que Jean-Luc Leroy a publié en 2013 une « Actualité des universaux musicaux[2] » et nous donne maintenant Les Fonctions de la musique et de l’art. Bilan critique et esquisse théorique qui méritent une lecture approfondie.

 

Il y affirme dès l’introduction que nous avons un besoin urgent d’une discipline capable de fédérer l’émiettement grandissant des spécialités, voire des micro-spécialités.

 

Aussi la première partie de son livre donne-t-elle un excellent aperçu des thèses couramment développées par les sciences humaines modernes qui s’intéressent à la fonction de la musique. La musique peut donc être stimulante et/ou sédative dans le cadre du travail, favoriser l’apprentissage et, plus généralement, accompagner toutes les activités des humains. Plus profondément, si l’on peut dire, la musique peut être un outil de communication, d’équilibre, de thérapie. Elle est enfin capable de provoquer des « expériences fortes » à différents niveaux de l’humain et peut contribuer à construire notre identité personnelle et de groupe.

 

Vient ensuite tout le domaine culturel où se trouvent des données conçues  comme anthropologiques, c’est-à-dire universelles. Cette partie du livre expose donc les thèses de chercheurs comme Merriam, Dissanayak, Giannatasio, Nettl et d’autres. Elles sont variées, bien entendu, tout en se recoupant assez souvent.

 

Reste enfin tout le riche ensemble de la musicologie évolutionniste cherchant à montrer comment et pourquoi les pratiques musicales sont apparues et se sont développées en vue d’une meilleure adaptation de l’humain à son milieu et à sa condition. A lire ces pages, on sent à chaque pas la vogue sous-jacente des sciences humaines en pleine expansion que sont la sociologie, la psychologie, la psychanalyse, la linguistique, la cognition, l’éthologie, la biologie, la socio-biologie  et surtout l’évolutionnisme. Et le lecteur se réjouit de découvrir la foisonnante postérité de Darwin.

 

En effectuant le bilan de cette première partie, ce lecteur conclut que si une définition de l’art  et de sa fonction est urgente, elle n’est cependant pas à la portée de ces sciences humaines. Leur émiettement montre plutôt que c’est un centre esthétique qui leur manque.

 

Jean-Luc Leroy en a conscience. Cela l’engage à proposer une autre piste de recherche,

celle de l’évolution du concept  d’art en Occident.  Pour y entrer, il propose un exposé préliminaire de philosophie générale définissant la matrice de toute recherche concernant les humains. C’est, dit-il, un « espace » combinant dynamiquement trois pôles. Celui de l’homme qui crée la science ET l’art, celui de la nature qui fournit la matière et celui du supranaturel, c’est-à-dire du sentiment qu’il y a quelque chose au-delà du sensible. Il considère, en effet, avec J.-L. Chalumeau que « la théorie de l’art n’a pas son fondement dans l’art ; elle n’est pas autonome et doit se fondre dans une théorie extérieure au champ artistique, en l’occurrence une philosophie (cité p. 70) ». Les théories abstraites sont plus efficaces que l’expérience et la critique qui, elles, trop riches en sentiment, « ne permettent pas de fixer le concept (p. 70) ».

 

Un court chapitre traverse ensuite au galop les siècles qui vont de l’Antiquité au concept de l’art des temps modernes. Il montre que l’évolution de la philosophie de la connaissance, la religion et les rapports entre science et art ouvrent en fait aux arts un troisième monde qui est valorisé entre celui, éternel, de Dieu et celui, éphémère, des humains. Naît alors l’idée d’un art autonome chargé de réaliser une « conception de la beauté (p. 83) ».

 

Le chapitre suivant analyse les forces principales qui travaillent ce nouveau concept. C’est la subjectivité de l’artiste qui complexifie l’idée de mimesis et ce sont les fonctions attribuées à l’art qui sont diversement rapprochées du jeu ou du plaisir, de la vérité ou de la connaissance. Mais ce sont aussi des forces sociales, historiques et pulsionnelles qui, ensemble avec les autres, ont fini par miner la conception classique de l’art vu comme créateur de beauté.

 

Enfin, au tournant des XIXe et XXe siècles des « assauts violents » venus des idéologies, du surréalisme, du futurisme, de la critique du bourgeois et de la vanité de ses valeurs ont fait imploser la « belle » idée de l’art. On arrive ainsi à la page 110 du livre qui résume toutes les raisons pour lesquelles l’art est indéfinissable !

 

Mais voici tout à coup que le couple science vs. art, que l’auteur a pris grand soin depuis le début de ne pas oublier, réapparaît et qu’il est porteur d’une solution.  Les artistes du XXe siècle s’intéressent à la science et la science à l’homme-artiste. Il cite Seurat, Signac, Schaeffer, Xenakis, Boulez et parle d’ « hégémonie scientifique », de « subjectivité objectivée », d’art réduit à une « expérience intime » ou à une « technologie existentielle ». On ajoute que les neurosciences permettent d’accrocher « sans retour possible le biologique au psychologique, le cerveau à l’esprit (p. 118) ».

 

Nous voici donc, finalement, en possession d’une science capable de répondre à la grande question de la fonction de l’art : « Au premier niveau, l’art peut être vu comme ce qui déborde les systèmes de coordonnées qui permettent habituellement d’intégrer les phénomènes à un réseau de sens (p. 119) ». L’art serait donc surprise, « agitation neurale » (p. 120), créativité, fonction symbolique et encore force d’intégration sociale.

 

Au second niveau, l’art serait neutralisation de l’angoisse liée à l’absence de l’ « Autre-nécessaire (p. 122) » ou, dans le cas du sublime, une « déstabilisation de la conscience subjective elle-même (p. 122) », mais sans traumatisme. Il serait ainsi une régulation de la conscience subjective par la création.

 

La création, justement, mérite un chapitre. Elle est présentée comme un « moyen de briser l’enfermement ontologique de la psyché. Elle a besoin d’imagination pour créer des schémas utiles au groupe comme à l’individu. Elle peut être considérée comme une « machinerie mentale automatique et inconsciente (p. 128) ». Enfin la science et l’art sont tous deux replacés dans un ensemble capable d’opérer « une spiritualisation de l’être humain (p. 131) ».

 

Quant à la musique, qui est bien un art mais qui n’a pas toujours été pensée comme tel, elle possède une spécificité forte parce qu’elle se trouve plus particulièrement liée aux émotions, au mouvement, à l’expression vocale et à la durée. Elle est aussi liée à la maîtrise de soi, aux formes et au sublime. Au sublime surtout, qui « ouvrirait comme nul autre l’être humain à l’indicible et à l’immaîtrisable de sa corporéité dans une production de l’esprit pourtant contrôlée et analysable, l’invitant alors à ramasser le potentiel de puissance qui le constitue, et lui permettant par là-même d’accéder à une conscience de soi débordant très largement l’expérience commune (p. 151) ».

 

Un dernier chapitre intitulé « Bilan critique sur la fonction de la musique (pp.152-163) prend du recul eu égard à la méthode, à la théorie des systèmes vivants et à la valeur pour suggérer comment une théorie fonctionnelle de la musique pourra naître bientôt « de l’articulation d’un modèle de l’humain et d’un modèle de la musique (p. 163) ».

 

Je ne suis pas sans admirer l’ensemble de ce livre qui réussit à rassembler un grand nombre de connaissances dans une claire problématique tout en montrant que c’est aujourd’hui la perspective bio-musicologique qui semble la mieux placée pour répondre à la question de la fonction de la musique en la combinant à celle de la nature de l’art.

 

Cependant, au terme de ma lecture, je voudrais soulever un problème de documentation et le combiner avec une question épistémologique.

 

Les grands absents de la documentation de Jean-Luc Leroy sont les compositeurs, les auditeurs, les sons et les œuvres en particulier du point de vue de leur valeur. D’où l’interrogation épistémologique : Pour étudier un domaine quelconque  faut-il partir de tout ce que la critique en a pensé de l’extérieur ou alors de la chose même non encore modélisée ? Le but est-il de faire une synthèse de la recherche ou de la chose vécue ?

 

On me dira que la chose-musique est partout présente dans les sciences qui l’étudient. Cela est vrai, mais en partie seulement parce que ces sciences ont été créées d’abord pour d’autres domaines que l’art : Pour la société, la psyché, la signification, la compréhension, le vivant, le comportement et bien entendu pour l’évolution.

 

Tout se passe donc comme si l’art n’avait pas de spécificité propre. Or non seulement rien ne prouve qu’il n’a pas un noyau spécifique qui n’est ni social, ni psychologique, ni communicationnel, etc… , mais tout laisse au contraire supposer  que c’est le cas pour cette double raison 1. que les sciences qui s’intéressent à l’art ne cessent d’augmenter les points de vue extérieurs d’où elles l’abordent contradictoirement et 2. que la plupart des chercheurs sont aujourd’hui d’accord pour dire en conclusion que l’art ne se définit pas…  justement à cause de sa spécificité est inatteignable.

 

Le changement de paradigme que nous proposons ici est de créer une nouvelle science visant directement le noyau mystérieux de l’art sans passer par aucun détour.

 

On nous dira que ce n’est pas possible parce que faire le tour des créateurs, des récepteurs et des œuvres conduit à des résultats tout aussi multipolaires et contradictoires qu’en faisant le tour des sciences humaines actuelles.

 

En fait, on n’a pas cherché dans la bonne direction. On n’a pas vu, comme le montre la théorie de l’effet de vie, qu’il y a un invariant dans toutes les esthétiques du monde sur lequel il est possible de créer une théorie de l’art universelle tout en rendant raison de la diversité des arts et des style. Il montre comment l’objet d’art concret met en branle, s’il est réussi, toutes les facultés du corps-esprit-cerveau et crée ainsi une émotion spécifique, l’émotion esthétique.

 

Comme elle est forte lorsqu’elle est réussie, elle peut ensuite être mise par les différents groupes humains de l’histoire, voire par les individus, au service de n’importe quelle valeur, mais cela n’empêche pas que sa fonction source est la création de cette émotion spécifique.

 

Enfin la théorie de l’effet de vie valorise nombre de résultats trouvés de l’extérieur par les autres sciences humaines. Elle explique pourquoi l’art est « agitation neurale », et peut devenir fonction symbolique, intégration sociale voire même thérapie et réponse à l’absence de l’autre. Elle dit pourquoi il peut être à la fois stimulation et sédation, communication et silence méditatif.

 

Elle montre comment l’art est une grande étape de l’évolution rapprochant la science de l’art. Lorsque le corps-esprit-cerveau a été capable de modéliser le monde et lui-même et d’en avoir conscience, il a de même été capable de créer le « troisième monde » des objets d’art gratuits. Il y a une grande ressemblance entre  la créativité des scientifiques qui cherchent et parfois trouvent une modélisation du réel rendant compte d’un phénomène et celle de l’artiste qui cherche et parfois combine un objet complexe capable de créer chez des humains de divers milieux un effet de vie.

 

Nous revoici bien dans l’ « espace » de la condition humaine  analysé par Jean-Luc Leroy et prêts à affirmer avec lui que l’art est une « spiritualisation de l’humain » que les artistes réussissent parfois grâce à leur connaissance intuitive des lois spécifiques de la création de l’émotion esthétique. 

 



[1] Comparative Arts, Ästhetik im Fokus der vergleichenden Literaturwissenschaft, herausgegeben von Achim Hölter, Synchron, Heidelberg, 2011. Cf le compte rendu publié sur ce site.

[2] Jean-Luc Leroy, « Un paradigme pour les universaux musicaux », in Topicality of musical universals. Actualité des universaux musicaux, scientific editor, Jean-Luc Leroy, éd. Des Archives contemporaines, Paris 2013, pp. 253-272.