A propos d'un vers français célèbre Imprimer
Écrit par Marc-Mathieu Münch   
Mercredi, 31 Juillet 2019 12:02

 

A propos d’un vers français célèbre,

 

hommage à Betina Ribeiro Rodrigues da Cunha

 

 

 On me dit souvent que la théorie de l’effet de vie ne peut expliquer la poésie parce que celle-ci n’est pas accessible au domaine de la rationalité, mais seulement au mystère du vécu. Je m’étonne un peu, certes, qu’on mette d’autorité l’effet de « vie » dans la rationalité pure, mais, ayant moi-même beaucoup vécu le mystère poétique, je puis comprendre que certains, particulièrement exigeants, souhaitent préserver l’expérience du mystère de toute contamination explicative. Et se scandalisent comme un amant à qui on voudrait expliquer l’amour qu’il est en train de si bien vivre.

 

Mais laissons de côté pour l’instant la nature du savoir, du non-savoir et du vivre et faisons une expérience poétique en partant d’un phrase toute simple. Elle dit simplement ceci : « Un insecte gratte la terre sèche ». Cette phrase n’a rien de poétique ; elle donne un banal renseignement à propos d’un fait dont on n’a pas le contexte.

 

Mais voici que je la modifie légèrement : « L’insecte gratte la terre sèche ». Ma sensibilité me dit qu’il ne s’agit toujours pas de poésie, mais que l’insecte en question n’est plus n’importe quel insecte parmi des milliards d’autres, mais peut-être un insecte réel, précis ou alors un insecte symbole de tous les insectes. Cela lui donne comme une sorte de présence dans mon esprit, présence qui dure un instant, puis disparaît.

 

Et voici que ma phrase devient « L’insecte gratte la sécheresse ». Il ne s’agit toujours pas de poésie mais je ne puis m’empêcher (inconsciemment, s’entend) d’établir un rapport un peu riche, un peu comme une vérité générale, entre le concept d’insecte et le concept de sécheresse. C’est que l’esprit humain est friand de vérités. Comme il en a besoin pour survivre, il ne peut s’empêcher de s’interroger quelques instants sur cette phrase. Y aurait-il une conséquence quelconque à en tirer pour la vie pratique ou pour le savoir ?

 

Et maintenant je fais appel à un grand poète qui me suggère d’écrire plutôt « L’insecte net gratte la sécheresse ». Et c’est aussitôt dans mon corps-esprit-cerveau un surgissement, celui du sentiment que je suis face à de la vraie poésie. Bien entendu, je puis parfaitement éviter, comme mon amoureux, de me poser la question du pourquoi pour mieux jouir du seul effet ! Mais comment, d’un autre côté, ne pas vouloir comprendre ce qui s’est passé et ceci d’autant plus que je sais par expérience professionnelle qu’un surgissement semblable a lieu chez beaucoup d’autres lecteurs si bien que ce vers est devenu célèbre.

 

Oui, que s’est-il passé ? L’habitude de lire de la poésie et de l’explorer avec mes étudiants a développé mon sens de l’introspection. Il me fait d’abord découvrir que c’est bien l’irruption du mot « net » qui a provoqué le changement d’effet et que c’est donc du côté du rapport, de l’interaction entre les mots qu’il faut commencer de chercher une explication. Une seule syllabe de plus, mais bien placée et bien choisie, voici que tous les mots sans exception ont changé de régime. Il ne s’agit plus de communication, mais d’art.

 

Allons lentement dans le flot désordonné de l’introspection. Je puis d’abord en extraire le fait que les neuf syllabes de la phrase, syllabes que je n’avais pas comptées, sont devenues dix que je ressens comme un décasyllbe. Et c’est tout le pan de mon habitude de la versification qui s’est réveillé là où il se trouve, c’est-à-dire dans mon corps-esprit-cerveau.

 

En même temps, je constate que le vague sentiment antérieur que cet insecte n’était pas tout à fait n’importe lequel s’est renforcé d’un adjectif lui attribuant une précision sémantique. Il est « net ». Très bien ! C’est une caractéristique. Mais comme on n’a pas l’habitude de rencontrer ce mot à côté du mot insecte, l’esprit ne peut s’empêcher de s’y attarder un peu. Il est dans sa nature d’être attentif à tout ce qui est insolite. Pour moi, je me suis mis à voir en surimpression vague de l’image qui se lève automatiquement avec ce mot (antennes, tête, carapace et pattes), une surface dure et lisse d’une couleur précise qui en a renforcé la présence. Et, immédiatement, il y a eu dans mon esprit une association forte entre la sonorité « èt » du mot « net » et la sonorité « èkt » du mot « insecte ». C’est que la langue est pleine de graphies, de sons, de rythmes et de timbres qui ne signifient rien en temps normal, mais auxquels le poète peut donner un sens, une force, une couleur en les mettant habilement en association les uns avec les autres et avec ce qu’il est en train de dire. Voici donc par le jeu des sonorités un insecte qui devient une réalité de sens, de rythme, de couleur et de sons. Je pourrais le dessiner, je pourrais le reconnaître entre mille. Je lui donne une personnalité. Le voici presque devenu Monsieur Net !

 

Ce n’est pas tout. En non-poésie, il n’y a aucune raison pour que le verbe « gratter » soit connoté à l’idée ou à l’image de sécheresse. Mais ici la sonorité « grat » est musicalement assez en contraste avec « èt » et avec « èkt » pour qu’on les associe. Plus généralement, l’allitération en « è » qui caractérise ce vers fait que, dans mon esprit, les choses deviennent aussi des sons et les sons aussi des choses. Comme le dit magnifiquement Victor Hugo, la forme est le fond qui remonte à la surface.

 

J’évoquais plus haut la reconnaissance du décasyllabe classique. J’ai eu avec quelqu’un qui n’avait pas cette culture, la surprise de l’entendre dire que, dans ces mots, qui, pour lui, ne formaient  grammaticalement qu’une simple phrase, il y avait beaucoup de silence. Il ne pouvait s’empêcher ni de faire une pause après « net » et, disait-il, avant « gratte », ni de prononcer le tout lentement. Et il avait spontanément rapproché ce silence (qui tient évidemment phonétiquement à une légère difficulté de prononciation), du décor dans lequel il imaginait la scène.

 

Ceci dit, je n’ai pas encore évoqué ce que j’appelle l’ouverture en théorie de l’effet de vie. Les poètes savent que chaque lecteur, chaque auditeur a une culture et une expérience de la vie particulière. Et ils savent d’instinct qu’ils peuvent en profiter en parlant de telle sorte qu’un lecteur donné ait intérêt, pour augmenter sa participation et son émotion, à investir toute la force qui se trouve, pour lui, dans une chose précise.

 

Ainsi le jeu des sonorités et des rytmes de ce vers est-il bien fait pour que des lecteurs ayant un rapport passionnel spécial avec la sécheresse ou avec les coléoptères se mettent à l’investir et augmentent ainsi l’effet de présence de la poésie.

 

Mais voici maintenant le moment de présenter mes excuses aux mânes de Paul Valéry pour avoir osé sortir son vers de son contexte, ce qui semble faire fi de la cohérence de l’ensemble qui est capitale dans toute œuvre d’art. Il s’agissait seulement de faire une expérience pédagogique pour montrer comment, au bout du compte, une œuvre est réussie lorsqu’elle crée en nous, au moment de la réception, l’effet de présence qui met nos facultés en éveil. On y voit comment une pauvre petite phrase banale de la vie quotidienne la plus plate peut tout à coup se muer en poésie.  Il y a une volonté du poète de faire jouer les réactions possibles du lecteur. L’effet de vie consiste à faire voir, imaginer, entendre, sentir une réalité de fiction !

 

Donc, ceci dit, je sais bien que le vers de Valéry fait partie d’un ensemble, le Cimetière marin où, en plus de sa valeur propre de vers unique, il bénéficie de et renforce tous les autres traits de génie d’un grand artiste !

 

Aussi ne serons-nous pas étonnés de rencontrer dans la strophe où se trouve notre vers une sorte de câmera lenta qui en renforce le silence, le vide, l’immobilité et la méditation sur la mort.

 

 

         Ici venu, l’avenir est paresse

         L’insecte net gratte la sécheresse

         Tout est brûlé, défait, reçu dans l’air

         A je ne sais quelle sévère essence…

         La vie est vaste, étant ivre d’absence

         Et l’amertume est douce, et l’esprit clair.

 

Lorsque Valéry se sert du rythme et des sonorités pour remotiver la langue, il use de moyens précieux, mais relativement faciles, mais lorsqu’il va jusqu'à mettre, en surimpression de ce court moment où l’insecte est vu en câmera lenta, la vie vaste, la mort proche et l’esprit qui s’efforce à la clarté, il est un immense poète. Tout seul notre vers est déjà de la vraie poésie, mais comme il est magnifié par le contexte qu’il contribue d’ailleurs à faire voir !

 

Aussi faudrait-il pour s’approcher lucidement du miracle du Cimetière marin des pages et des pages pour explorer tous les réseaux qui s’interpénètrent et se renforcent dans un décor qui finit par nous faire vivre la méditation d’un homme qui contemple la mer depuis son futur cimetière.

 

Tant il est vrai que la théorie de l’effet de vie a l’ambition de révéler les moyens techniques qui prévoient la venue du lecteur sans en nier la liberté du cheminement.

 

En Occident, pendant des siècles,  on a pensé que l’essence de la beauté pouvait se définir, se codifier et s’imposer aux artistes. Ensuite, depuis l’époque relativiste, on a admis le pluriel du beau. Ces deux points de vue sont insuffisants : le premier empêche de voir l’originalité inévitable de chaque nouveau style ; le second nous empêche aujourd’hui de définir la beauté tout en la pratiquant. Il faudra bien, dans l’avenir, que l’on arrive à une théorie de l’art combinant le pluriel du beau et le singulier de l’art. Telle est l’ambition de la recherche en effet de vie.

 

Marc-Mathieu Münch