Neurosciences et fabrication concrète du texte poétique chez Lorand Gaspar pour une approche vivante de l'art littéraire. Imprimer
Écrit par Marie-Antoinette Laffont-Bissay   
Jeudi, 03 Décembre 2009 07:54

Introduction 
I – La science et la poésie ne s’opposent pas
II – Rôle et place du langage pour une recherche en neurosciences
III – Neurosciences et poésie ou la recréation d’un monde
Conclusion

Introduction

Dans Approche de la parole, Lorand Gaspar souligne que (2) « le geste d’écrire, de manier la langue, et le geste de soigner, de recoudre ([…] dans les deux il y a un temps de dissection et un temps de reconstruction) – coule du même désir de vivre et de voir plus clair. » (AP 185) Son métier de chirurgien et les recherches effectuées dans le domaine des neurosciences aux côtés du Docteur Jacques Fradin avec qui il a publié récemment un ouvrage, L’Intelligence du stress (3), facilitent sûrement ce rapprochement. De plus, cette union de la science et de la poésie va de pair avec celle du corps et de l’esprit. Et, c’est justement le passage de l’un à l’autre qui retient l’attention de Lorand Gaspar car il lui paraît « plus important d’explorer, d’apprendre à mieux connaître la « matière vivante ». Et au sein du monde vivant sur cette planète, essayer de mieux comprendre le fonctionnement de l’humain, celui de son corps et de son cerveau.» (4) Pour mener à bien cette élucidation, Lorand Gaspar explore directement le processus créateur en se demandant ce qui se passe dans le cerveau au niveau des idées avant qu’elles ne soient mises à nu et ordonnées par le langage, avant qu’elles ne prennent forme au sein de l’écriture poétique. Ce questionnement apparaît dans ses œuvres en vers et en prose. 

Le langage tient dès lors une place d’élection car c’est par lui et grâce à lui que se déroule cette recherche. Les deux domaines apparemment opposés que sont la science et la poésie vont coexister et se retrouver permettant ainsi de montrer le rôle du langage pour les recherches en neurosciences. Tout cela débouche sur une nouvelle conception d’un monde perçu à la fois par le corps, les sens, la science et la poésie mais également sur une nouvelle conception de l’art littéraire entraînant « la superposition de la vie réelle et de la vie de l’art » (5) , « la superposition » de la pensée gasparienne et de son écriture, « la superposition » de la perception sensorielle du monde et de sa mise en mots, « la superposition » de la science et de l’art, enfin, « la superposition » de l’homme et du poète. Cette étude s’appuiera sur des textes en prose, Approche de la parole, un essai à la fois scientifique, philosophique, artistique, poétique et Feuilles d’observation (6), une sorte de journal réunissant des notes prises par les instants de répit laissés à Lorand Gaspar lors de son travail à l’hôpital, ainsi que des recueils de poèmes, notamment, Sol Absolu (7), qui exploite l’apport de la science dans la poésie.

 

I – La science et la poésie ne s’opposent pas

Imprégné de la philosophie de Spinoza et des recherches fondamentales en neurobiologie, Lorand Gaspar ne peut envisager la séparation du corps et de l’esprit. Les deux sont étroitement liés puisque « le poète (…) est ce faire enraciné dans la poussée de son être total où corps et pensée, l’acquis et l’inné sont solidaires dans la même montée vers le jour. » (FO 57). Les poèmes proposent dès lors « un inventaire des richesses de l’univers, du minéral jusqu’à l’homme, de la terre au ciel » (8). Pour ce faire, Lorand Gaspar utilise un vocabulaire technique et scientifique. L’auteur suggère ainsi le lien évident entre la science et la poésie que les mots laissent apparaître avant d’expliquer clairement que ce passage du corps à l’esprit sert directement les recherches en neurosciences.
C’est un vocabulaire géologique, zoologique, botanique, minéral, végétal, animal qui apparaît dans Sol Absolu. On relève, en effet, des termes précis concernant les pierres comme par exemple « porphyres » (SA 96) ou encore « dolmens, cromlechs, cistes » (SA 94). Pour le dernier terme, Lorand Gaspar met entre parenthèses sa définition :

(gros blocs de pierre qui recouvrent de leurs masses cubiques d’anciennes sépultures) (SA 94)

Cette précision ancre le discours scientifique dans le discours poétique. L’expérience du désert comme leçon d’humilité et de vie conjugue ici son itinéraire avec le domaine scientifique où l’œil de l’explorateur relève les caractéristiques des grands déserts de sables qui « offrent un sol meuble presque entièrement cristallin d’où sont absents limons et argiles si indispensables pour le développement organique. (…) ». (SA 106) « Par des textes à caractère scientifique, par des descriptions qui visent à l’objectivité » (9), le poète veut donc rendre compte précisément du monde désertique qu’il explore. Puis, dans Approche de la parole, le vocabulaire scientifique concerne plus le fonctionnement du cerveau et ses différentes composantes. Lorand Gaspar s’intéresse précisément au « métabolisme de la cellule » (AP 26), à son fonctionnement, à «l’organisation de l’acide nucléique des chromosomes » (AP 40), c’est-à-dire qu’il étudie leur constitution génétique, leur ADN. Il est ainsi attentif au « système des macromolécules » (AP 26), « au clavier d’enzymes » (AP 26) et à la « matrice neurochimique » (AP 92). Science et poésie cohabitent donc dans des mêmes ouvrages ; loin de s’opposer, elles se complètent.
Ainsi, les liens entre science et poésie ne sont plus seulement formels mais les deux domaines approfondissent leurs rapports au point que « la poésie et la science s’interpénètrent et s’éclairent » (10). En effet, le vocabulaire scientifique donne consistance à une non-réalité comme par exemple dans Feuilles d’observation « chaque molécule de lucidité » (FO 15), « la page en friche du cerveau » (FO 92), « chaque molécule de terre » (FO 83) ou encore dans Approche de la parole « les veines du rocher » (AP 133) ou « dans les artères de l’attention » (AP 30). De la même façon, la science intègre la description d’objets - les caïques étant comparés à des « cages thoraciques ouvertes simples squelettes encore, qui attendent des muscles et des organes. » (FO 80). Dans Sol Absolu, le poète nous donne aussi à lire un texte à caractère scientifique renseignant sur les particularités géographiques des « sables éoliens de grès de Nubie » composés de :

Hautes vagues rousses
des dunes de Dahna
maelströms neigeux
de la mer de Sāfi
sables rouges du Nefūd (SA 108)

Et, le poème se termine sur une tonalité plus lyrique où le désert est vu et ressenti par le poète puisque progressivement :

des globules translucides de silices
sur la ligne d’eau du cristallin
roulent leur paisible incendie
désherbant le regard des souvenirs (SA 108)

Bien que Sol Absolu hérite de certains caractères scientifiques, le poète ne rejette en rien l’expression d’une certaine subjectivité. La science n’empêche donc pas le déploiement d’une voix poétique : elle la complète au point qu’elle rend possible ce passage du corps au cerveau.
Dès lors, le lien intrinsèque entre science et poésie permet de comprendre que le cerveau « est un chantier de construction dont les déploiements étendent indéfiniment le monde accessible à nos sens, à notre intelligence ». (AP 163) Si l’assemblage des mots au sein d’un poème résulte d’une construction, l’organe qu’est le cerveau fonctionne de la même façon. C’est pourquoi Lorand Gaspar interroge, dès les premières pages de Feuilles d’observation, l’action du cerveau entre ce qui est vu et la mise en place des observations dans le cerveau :

"Tout est là, ni ordre ni désordre : le figuier, le mur de pierres sèches, tel visage, telle fauvette, tel nuage ; chaque chose dans sa poussée radicale (…). Un instant je ferme les paupières et je vois sur l’écran la danse indéfinie des changements : des figures se lient et se délient, les rapports sont bousculés (….), - autre chose s’élabore, se défait, tout cela dans une fluidité inaltérable. Et chaque détail est vrai, infiniment précis, irremplaçable en son lieu et temps, (…). Ils se remplissent d’une chaleur très doucement qui s’effrite. Mon esprit, mes doigts palpent cette érosion irrésistible de la fixité, de l’importance, avec bonheur. (….). L’ai-je inventé ? Ou ai-je « trouvé » pour un instant l’angle de l’âme, la position des astres ou des neurones placés comme une forêt de notes sur les portées corticales ? "(FO 14)

Dans ces quelques lignes, Lorand Gaspar nous fait part des différentes étapes d’un cheminement qui vise d’ailleurs la retranscription par le langage de ce qui est vu, senti et ressenti. Il observe ce que le monde lui offre sans un ordre préétabli. Le second mouvement convient d’intégrer, d’ingérer ces choses vues par un clignement des yeux, par une fermeture de ces derniers mimant l’absorption à l’intérieur de soi. Puis les informations sont directement transmises au cerveau de manière intacte ; ce dernier les explore, les « palpe ». A l’ouverture des yeux coïncide le troisième mouvement, celui de revoir ce qui a été enregistré pour les écrire. Et la question de savoir ce qui s’est passé entre l’ingestion et la digestion par l’écriture demeure ; les guillemets encadrant le verbe trouver en témoignent. Lorand Gaspar ne cesse donc d’interroger cet indicible, cette sorte de « magma » c’est-à-dire ce qui se passe entre l’intégration de cette substance et sa transmutation en mots :

"Quelle est cette mystérieuse correspondance entre quelques signes et notre perception (invention) si complexe de la réalité, la vision d’une chose, une expérience vécue ?" (FO 164)

Et, c’est dix-huit ans plus tard que les éléments sur le fonctionnement cérébral pressentis trouvent, en partie, leur réponse lors de la réédition d’Approche de la parole en 2004. En effet, Lorand Gaspar refuse catégoriquement les théories saussuriennes concernant la relation arbitraire entre le couple signifiant/signifié et le référent puisqu’il déclare :

"Le mot bleu ne se reclot pas sur ses caractéristiques sonores ou graphiques ; celles-ci me font voir aussitôt la couleur et ses nuances que j’ai appris à lier à ce vocable, ainsi que les choses de la nature ou objets humains qui dans mon expérience les incarnent." (AP 193)

Le poète met ainsi en évidence le lien entre mots, idées, choses et cerveau dans un poème ; ce dernier faisant une référence explicite au domaine neurologique :
Mots et images,
idées de mots et d’images,
se composent, s’articulent, se dénouent,
molécules vivantes de la vie
réseau mobile de cris, de lueurs,
de nœuds d’énergie
d’un flux continu
que ne peuvent figurer les images
que ne peut imaginer le cerveau
ni même la vitesse des rayons
croisés de milliards de neurones
ou les lavis de vols d’hirondelles
pourtant, quelque part
c’est la même chose – (AP 196)

Le sens du mot naît donc d’une étroite relation tissée notamment entre le réel et l’expérience sensible et sensorielle que le poète en fait car ce dernier remotive la signification du mot avec sa propre approche du monde. C’est pourquoi Marc-Mathieu Münch souligne, dans L’effet de vie ou le singulier de l’art littéraire, que « dans un texte littéraire, ce sens se complique d’une vie concrète et psychique qui est tout le miracle de la littérature. La littérature ne fait pas sens, elle fait vie. » (11)
Finalement, la science et la poésie coexistent dans l’œuvre gasparienne : les deux s’interpénètrent, échangeant l’une l’autre leur vocabulaire pour rendre compte de la réalité environnante. Mais, cette simple juxtaposition n’est pas synonyme de fioriture dans la mesure où la poésie met en mots ce que la science tente de découvrir à savoir le fonctionnement du cerveau, mais également du corps, puisque « le cerveau ne se développe pas seul, il est tributaire de ce qui se passe dans le reste du corps, et, après la naissance, dans le monde extérieur » (12). La poésie interroge donc la relation entre ce qui s’agite dans mon corps et ce qui se passe dans mon esprit et « comment, par l’écriture, ce magma devient esprit » (13). Et, pour cela, tout un travail sur le langage, et plus largement sur l’écriture, est mené.

 

II – Rôle et place du langage pour une recherche en neurosciences

Dans Feuilles d’observation, Lorand Gaspar nous parle de l’origine du langage en termes neurobiologiques puisque « c’est dans le déploiement de ces activités physico-chimiques, biologiques et mentales pour nous inséparables, et liées par ailleurs à la vie du monde et à celle de la société, que prennent leur essor nos langages. » (FO 98) Et, parce que « nous sommes des mécaniciens dans l’âme, fascinés par le fonctionnement, par l’enchaînement des formes et des mouvements » (FO 142), Lorand Gaspar souhaite d’abord explorer ce qui se passe au fond de lui avant de voir comment le langage, et quel langage, peut lui permettre de traduire la matière puisée au plus profond de son intimité. Un détour par le fonctionnement du processus créateur est nécessaire pour découvrir les fondements du langage et voir en quoi ce dernier est un moyen d’exploration et de recherches.
En 1999, dans Feuilles d’hôpital – au titre d’ailleurs très évocateur, liant une fois de plus, le monde de la poésie et celui de la médecine -, Lorand Gaspar écrit :

"Apparemment, c’est dans les mines profondes de l’inconscient commun au corps et à l’esprit, que souvent je vais chercher les « mouvements » et les « matériaux » du poème à naître. Un événement, une rencontre, une tension de l’esprit et du corps, un malaise parfois ou quelque chose qui ressemble à une promesse de clarté, me poussent à fouiller, à écouter ces fonds où tant de douleurs et de joies, d’images et d’idées, anciennes et récentes oubliées par la conscience mais point par le corps (qui n’oublie rien) continuent à vivre et agir dans le silence et l’anonymat" (14) .

En effet, l’inspiration poétique n’est pas le fait d’une opération magique qui pénétrerait les gouffres de l’esprit avant d’être déployés sur la feuille blanche. Au contraire, l’inspiration naît d’une union du corps et de l’esprit qui ressentent tous deux, à leur manière, ce qui est perçu par l’être pensant mais aussi enfoui dans la zone inconsciente. Et, c’est cette matière quelque peu mystérieuse que Lorand Gaspar entend étudier, éclaircir car c’est de là, de ces « mouvements », de ces « matériaux » que surgit le poème. Le poète est donc directement confronté à sa propre intimité tant spirituelle que corporelle dans la mesure où le corps conserve également les émotions. Cependant, si le « mouvement » est saisi, le texte ne se fait pas le réceptacle direct d’une analyse aux contours quelque peu psychanalytiques. Bien au contraire, Lorand Gaspar souhaite comprendre comment cette vibration parvient à prendre une certaine forme grâce à l’écriture : que se passe-t-il entre la prise de conscience de l’existence de ce mouvement et de sa traduction par les mots sur le papier ? Comment être fidèle à ces sensations « car ce qui vibre vraiment dans ces « objets » qui nous comblent – que nous les inventions dans la nature ou les tirions de notre corps -, c’est encore notre chaleur, notre mouvement, notre propre désir de vivre, irrigué, simplifié, éclairé un instant par cette croissance, par cette venue. » (FO 143-144) L’exploration du processus créateur se réalise donc grâce au langage.
C’est pourquoi le lien entre le langage et la science est exprimé explicitement dans Approche de la parole :

"Je ne vois pas d’interruption entre le langage de la matière, celui de la vie, le discours de l’homme et celui de la société. (…) La poésie est le langage de la vie ; elle innerve tous les langages de l’homme (…)". (AP 12)

La poésie et la science peuvent donc se transmettre leur langage puisque deux formules chimiques, « Fragment de la formule chimique développée de l’acide désoxyribonucléique » (AP 100) et « Transcription des ARN ribosomiens. Oocyte de triton » (AP 120), apparaissent juste avant les sections « Langue natale » et « Chant » qui proposent des réflexions sur le langage et sur le fonctionnement interne de la parole. C’est ce que semblent aussi illustrer les premières lignes d’Approche de la parole puisque lorsque l’on « ausculte le mouvement intime de la vie » ou « le devenir d’une cellule vivante », on recourt à une « écriture qui est somme de langages qui se tissent et se transforment et dont le mouvement, le sens, le devenir seraient dans sa matière même. » (AP 9). Lorand Gaspar pousse encore plus loin les rapprochements car après avoir étudié le fonctionnement de la limule et de ses cellules, il arrive à la conclusion que cellule et langage sont organisés de la même manière puisque « l’émergence du langage parlé (et écrit) semble être un bond non moins prodigieux que celui accompli par la cellule vivante, mais son organisation arborescente, son développement à ramures, les relations dynamiques de ses éléments, sa matrice germinative, sa stratégie s’inspirent de l’ordre vivant. » (AP 28) Lorand Gaspar reconnaît aussi que le langage de la science et celui de la poésie peuvent être différents puisque « pour le scientifique le langage est un outil plus ou moins bien adapté pour formuler, pour communiquer une connaissance », alors que pour le second « c’est en écoutant, en interrogeant le langage en tant que force parmi d’autres de notre corps (conscient ou inconscient), en palpant ses articulations, ses rapports irrécusables avec la vie que sont nos cellules, nos molécules, nos idées, que surgit une certaine poésie. » (FO 65) Mais, tous deux cherchent à interroger « la puissance et la fragilité du corps-esprit ». (FO 65) Finalement, le fonctionnement du langage est similaire à celui de la science, il s’ordonne en plusieurs ramifications capables de retranscrire sens et sensations.
Dès lors, le langage devient un moyen d’exploration et de recherches. Le poète se livre ainsi aux mêmes gestes que le médecin lors de ses différentes opérations chirurgicales puisqu’il va « observer, disséquer, trouver un plan de clivage où puissent se glisser la main, la lumière – couper, rabouter, recoudre. » (FO 127). Et, tout un texte de Sol Absolu montre comment le langage médical et anatomique permet une découverte en profondeur du monde aboutissant ainsi à l’émergence de la poésie :

Peu à peu nos pierres dans le règne pulsatile
se découvraient un faible tremblement d’entrailles
de nerfs lisses et de squelettes frileux.
Et tous ces gestes neufs sous la rosée !
Irrigués de lueurs dans le noir humide
ah, la cécité odorante des carrières de jasmin ! (SA 180)

Le groupe nominal, « dans le règne pulsatile », inscrit d’emblée les recherches dans le domaine médical. Quant aux substantifs, « entrailles, nerfs, squelette, gestes », ils renvoient bien à l’anatomie humaine rappelant ainsi le lien étroit entre science et poésie qui permet de saisir la présence d’un battement, d’un souffle dans les pierres. La réussite de cette découverte se traduit par la double utilisation de la modalité exclamative. Même si l’exploration du monde par le langage n’offre pas encore la lumière mais uniquement des « lueurs », ces dernières permettent l’union de la vue et de l’odorat, «cécité odorante », tout comme celle du végétal et du minéral, « des carrières de jasmin ». Le langage permet donc l’observation du monde ou plutôt la mise en mots de ce qui est observé, tant par l’esprit que par le corps.
Finalement, la recherche intérieure de soi contient en elle-même l’essence du processus créateur ; phénomène qui vise la transposition par les mots de ce qui se passe entre le corps et l’esprit. Et, c’est bien par le langage que s’effectue cette recherche car il est en lien direct avec la science. Le langage transmet donc les mouvements internes, le remous intérieur, cette circulation vive qui donne naissance à la poésie peut-être même à une nouvelle manière poétique de voir le monde.

 

III – Neurosciences et poésie ou la recréation d’un monde

C’est au cœur du monde et en explorant les déserts que Lorand Gaspar mène son propre cheminement, c’est avec son corps et son esprit qu’il pénètre les « mouvements » du monde et de son intimité la plus profonde. Il confie ainsi dans Feuilles d’observation, sa proximité au monde :

"Se sentir étranger à ce monde, venu d’ailleurs, d’un monde d’une autre nature, voilà un sentiment, autant que l’idée, qui me sont décidément étrangers. Ce monde de corps et de pensée sur lequel un jour mes yeux se sont ouverts, qu’il soit tel que nous le percevons, tel qu’il apparaît à nos sens et à notre intelligence ou très différent des « inventions » de notre corps-cerveau, je m’y articule de toutes mes forces conscientes et inconscientes (…)". (FO 63)

Dès lors, se crée un nouveau rapport au monde basé directement sur une connaissance par le corps qui sera mis en mots par un langage sensoriel afin d’englober du mieux possible cet acte qu’est la vie.
En effet, Lorand Gaspar entretient un rapport direct et matériel avec le monde : tout ne se passe pas sur un mode intellectuel car le corps et les sensations physiques participent directement à la construction du monde. C’est ainsi que « la richesse de l’esprit n’est guère séparable de la richesse de bouger, de sentir, de percevoir du corps, ce qui change peut-être c’est l’orientation du désir. » (FO 98) Grâce au monde réel et extérieur, le corps semble donc pouvoir exister, tout du moins, être défini. Bien plus qu’une nécessité, le rapport au monde assure au corps sa vie puisque « un corps qui serait toujours privé du commerce de tout autre corps ou chose serait moins qu’une pierre. » (FO 142) Dès lors, l’apprentissage intellectuel est complété par celui du corps car « le cerveau fait partie du corps. Il en partage la destinée, puisque c’est par le corps qu’il entre en contact avec le monde extérieur »(15) . En effet, les souks sont des lieux propices à mettre les corps en action :     « Le peu de vie qu’il y a encore, c’est dans les souks. Pauvres, mais j’y retrouve la lumière des mains qui cousent, pétrissent, martèlent et tissent. Des mains qui savent, des mains qui dansent pour que devienne humaine la matière. » (FO 30) C’est à partir de ces différents mouvements corporels que le poète peut comprendre le monde et revenir à lui-même puisque « c’est à ces feux presque verts des fonds à l’aube, à ces ferments qui bougent dans les flancs des montagnes que je confiais mes obscurités. » (FO 87) Enfin, ce rapport au monde procure à Lorand Gaspar bonheur et apaisement indispensables lors de ses longues journées passées à l’hôpital à recoudre une chair détruite, déchirée, malmenée par les tirs d’obus ou les rafales de balles : « L’acharnement, la vitesse obligée de l’action quotidienne. Je survis grâce à ces haltes devant une herbe, un caillou, quelques mots, un visage. L’étonnement d’être là. De voir. De voir avec des yeux obscurcis d’horreur le monde fermenter. » (FO 90) Son rapport au monde tend ainsi à devenir de plus en plus sensible.
Et, c’est par un discours purement scientifique sur le fonctionnement de l’œil où « le pourpre rétinien est articulé à une protéine complexe » (AP 154) et de sa perception que Lorand Gaspar prouve l’utilité voire la nécessité d’une approche matérielle du monde, d’un rapport sensuel avec ce dernier. La vue devient donc un vecteur pour explorer le monde : les poèmes parlent de la « douce dorure » (SA 157) des yeux, de « cet œil éboulé au sommet du bleu » (SA 155) ou encore de  « l’œil pur dans la mêlée confuse » (SA 109) pour rendre compte des pierres, des paysages, de la faune ou de la flore du désert. Le langage sensoriel se trouve aussi complété par le toucher, l’ouïe, l’odorat, le goût puisque les mots sont de          « brèves partitions sonores, visuelles et même musculaires qu’imprime en nous l’usage. » (FO 166). Les sens sont donc nécessaires à l’apprentissage de ce monde et permettent d’accéder à la lumière, à cette dimension totale de la vie.
La lumière semble ainsi le but à atteindre, une des manifestations de cet acte de vie. La lumière est d’ailleurs l’objet même d’une quête exprimée comme tel dans Feuilles d’observation :

"Cette lumière que je cherche à tâtons dans les choses, dans les corps et leurs rencontres, celle qui bouge parfois dans la parole, comment pourrais-je la chercher si sa nature était étrangère à la vivacité du tissage, à l’épaisseur de la nuit ?" (FO 53)

Liée à l’exploration des mouvements du corps et de l’esprit, la lumière est aussi celle qui conduit à saisir au plus profond des éléments leur souffle intime, à « essayer dans les mots d’accueillir la rumeur d’une respiration, quelque chose de cette fluidité qui « innerve » les corps et les choses les plus obscurs en apparence. » (FO 115) La lumière accompagne chaque particule de vie et permet l’accès à une lumière plus spirituelle puisque « en sortant de l’hôpital, la lumière sur un mur mangé de salpêtre. Et partout la vie en marche, pressée, mécanique, délirante, digérant tout. Et tout à coup l’étonnement, le miracle de l’attention, l’autre lumière. » (FO 117) Enfin, si la lumière apparaît comme le but à atteindre, elle est peut-être aussi la matérialisation d’une connaissance plus intime à découvrir : « S’arrêter là, n’importe où, regarder vraiment, creuser. Dans ce fatras, ces fièvres confuses il te faut trouver de quoi t’éclairer. Plus proche de toi-même que toi-même. » (FO 180) Ainsi, c’est lui-même que le poète cherche à comprendre.

 

Conclusion

Convaincu de l’interaction corps-esprit, Lorand Gaspar l’est de même pour la science et la poésie. Toutes deux ne s’opposent pas : elles unissent leur langage et leur procédé : le vocabulaire neurobiologique, les théories scientifiques sur le fonctionnement de la cellule, la retranscription de formules chimiques se fondent au lyrisme de la voix poétique car la science « vient à la poésie pour y puiser des forces nouvelles » (FO 101). Les bribes de ce discours scientifique intégrées à l’écriture poétique soulignent aussi le rapport entretenu avec le réel. La voix poétique nomme, de manière quasi objective, ce qu’elle voit, sent, touche dans le désert. Ce langage sensoriel qui permet d’explorer le fonctionnement même du processus créateur, replace également l’être au sein d’un monde qui l’influence, l’altère, le modifie. Dès lors, si le poète pratique les mêmes gestes que le chirurgien, s’il sectionne, déchire, opère, soigne, recoud, c’est pour saisir le fil de cette vibration intérieure qui permet l’émergence du texte poétique. Et, pour élucider le processus même de l’acte créateur c’est-à-dire le passage des idées à leur éclaircissement, de leur mise en forme à leur mise en écriture, Lorand Gaspar n’utilise pas des appareils scientifiques livrant une imagerie cérébrale mais des mots qui empruntent au discours scientifique. Mais, ce détour par la science est une des voies choisies par Lorand Gaspar car ce dernier suit aussi les chemins de la philosophie, de la photographie, de la peinture, de la musique pour étudier ce mystérieux mouvement puisque « l’art est la chose du monde la plus insaisissable qui soit »(16). Et, la force de la poésie réside peut-être dans cette capacité à les faire se rencontrer.
Finalement, la suggestion gasparienne, lors de l’écriture des Feuilles d’observation à la fin des années 80, sur l’union prometteuse de « la science du corps et celle de l’âme » et son rêve « d’une médecine réelle » (FO 100) semble voir le jour (17) : les réflexions dans Approche de la parole, les différentes allusions dans les poèmes, sa recherche active sur la vision neuro-cognitive au sein de l’équipe du docteur Jacques Fradin ne sont-elles pas la preuve d’une certaine avancée ? Et justement, interroger le processus créateur d’une œuvre littéraire, comprendre « tout ce grouillement dit imaginaire [qui] est la réalité de notre cerveau » (AP 93) aboutissant à la naissance du texte poétique, c’est aussi considérer l’art littéraire comme émanant de la vie, d’une expérience réellement vécue par un auteur, ici, Lorand Gaspar qui regarde ce monde de déserts et de mer offert à ses yeux afin de saisir l’énigme de sa présence et l’effet produit au plus profond de son être intime. Ainsi, cette connaissance du fonctionnement neurobiologique du monde, du corps et de l’esprit témoigne avant tout d’un attrait pour la vie et pour sa riche diversité car elle innerve le corps humain mais également le tissu du texte poétique. Si les mots de Lorand Gaspar ont ouvert ce texte, c’est sur eux qu’elle se terminera, sur leur incroyable densité qui rappelle si bien ce lien entre vie et poésie :

"Le texte poétique est le texte de la vie, élargi, travaillé par le rythme des éléments, érodé, fragmentaire par endroits laissant apparaître des signes plus anciens, trame d’ardeur et de circulation : chacun peut y lire autre chose et aussi la même chose. "(AP 84)

Marie-Antoinette Laffont-Bissay

 

Notes.

 

(1) Marc-Mathieu Münch, L'Effet de vie ou le singulier de l'art littéraire, Paris, Honoré Champion, 2004, page 307.

(2) Lorand Gaspar, Approche de la parole, Paris, Gallimard, NRF, 2004, page 185. Les références à ce livre seront désormais notées entre parenthèses et la façon suivante (AP et le numéro de la page concernée).

(3) Jacques Fradin, L'Intelligence du stress, avec la collaboration de Maarten Aalberse, Lorand Gaspar, Camille Lefrançois, Frédéric Le Moullec aux éditions Eyrolles, mai 2008.

(4) Entretien avec Lorand Gaspar, revue Nunc, numéro spécial Lorand Gaspar présenté et dirigé par Maxime del Fiol, éditions de Corlevour, novembre 2008, page 21.

(5) Marc-Mathieu Münch, Op. cit., page 110.

(6) Lorand Gaspar, Feuilles d'observation, Paris, Gallimard, NRF, 1986. Les références à ce livre seront désormais notées entre parenthèses de la façon suivante (FO et le numéro de la page concernée).

(7) Lorand Gaspar, Sol Absolu et autres textes, Paris, Gallimard, octobre 1982. Les références à ce livre seront désormais notées entre parenthèses de la façon suivante (SA et le numéro de la page concernée).

(8) Dominique Combe, "Lorand Gaspar et le poème scientifique" dans Lorand Gaspar, textes réunis par Daniel Lançon, Cahier Seize, Paris, éditions Le temps qu'il fait, mars 2004, page 217.

(9) Yves-Alain Favre, Cahiers de l'Université, Université de Pau et des Pays de l'Adour, Colloque du 25-27 mai 1989, page 363.

(10) Antonio Ferreira de Brito, "Lorand Gaspar : science de la poétique ou poétique de la science ?", Colloque de Pau, page 123.

(11) Marc-Mathieu Münch, Op. cit., page 145.

(12) Marc Jeannerod, Le Cerveau intime, Paris, Odile Jacob, collection poche, avril 2005, page 9.

(13) Michel Ledoux, La Création, de Spinoza aux neurosciences, Europe n° 918, octobre 2005, page 129.

(14) Lorand Gaspar, Feuilles d'hôpital, Cahier Seize, id. page 122.

(15) Marc Jeannerod, Le Cerveau intime, page 60.

(16) Marc-Mathieu Münch, Op. cit., page 17.

(17) "Notre science du corps et celle de l'âme (que nous avons tant de mal à articuler) sont encore loin de pouvoir aborder les mouvements plus subtils et fluides qui, au-delà des grandes lois générales qui n'existent sans doute que dans notre vision de mécaniciens "régissent" chaque être singulier. On peut rêver de cette médecine réelle, -en attendant il faudrait que la science des médecins soit aussi écoute poétique." (FO 100)